Dans son chapitre 31 des Essais intitulé « Des cannibales » , Montaigne propose une vision originale de l’homme « sauvage » du Nouveau Monde.
Renversant les préjugés de son époque, il nous montre que ce sont finalement les hommes « civilisés » d’Europe occidentale qui, en dégradant la nature, sont les plus « sauvages« .
Ce texte « Des cannibales » est un des textes fondateurs du mythe du bon sauvage qui sera repris au XVIIIème siècle.
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Des Cannibales
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et desauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacunappelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il sembleque nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple etidée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours laparfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de touteschoses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruitsque nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité,ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés del’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-làsont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus etpropriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avonsseulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant,la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi desnôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n’est pas raisonque l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mèreNature. Nous avons tant surchargé la beauté et richesse de ses ouvrages parnos inventions que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout oùsa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivolesentreprises,Et le lierre vient mieux de lui-même
Et l’arbousier croît plus beau dans les antres solitaires,
Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux.Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid dumoindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas latissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites parla nature ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, parl’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par ladernière.Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu deleçon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïvetéoriginelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardiespar les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefoisdéplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y
avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît
que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nousvoyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes lespeintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions àfeindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et ledésir même de la philosophie. ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure etsimple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notresociété se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine. C’estune nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ;nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom demagistrat, ni de supériorité politique ; nuls usages de service, de richesseou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nullesoccupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nulsvêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Lesparoles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation,l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes.Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette
perfection !
Michel de Montaigne, Des cannibales, 1595
NB : Des mots ou expressions de ce texte peuvent être différents dans le texte que vous présentez à l’oral. Montaigne écrivait en « vieux français », le texte a donc dû être adapté et diffère selon les versions.
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