Le Menteur, acte V scène 3 : analyse linéaire

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Voici une analyse linéaire de l’acte V scène 3 de la comédie Le Menteur de Pierre Corneille.

L’extrait étudié va du début de l’acte (« Êtes-vous gentilhomme ?« ) au vers 1536 (« Appelez la mémoire, ou l’esprit, au secours.« )

Le Menteur, acte 5 scène 3, introduction

Dans son épître dédicatoire des éditions avant 1660, Pierre Corneille (1606-1684) précise la source de sa comédie en cinq actes et en vers Le Menteur : il s’agirait d’une comédie qu’il attribue à l’auteur espagnol, Lope de Vega, La Verdad sopichiosa, La Vérité suspecte (1624).

Le thème du mensonge est donc au centre de cette pièce, incarné par le personnage vantard de Dorante, qui érige le mensonge en véritable art de vivre. (Voir la fiche de lecture sur Le Menteur de Corneille)

Pourtant, le mensonge est traditionnellement associé au vice et à l‘immoralité.

Le personnage de Géronte incarne la condamnation morale de ce vice, incompatible selon lui avec le statut de gentilhomme.

Le texte étudié est un extrait de la scène 3 de l’Acte V.

À ce stade de la pièce, le dénouement est proche : Géronte sait que Dorante a menti et c’est donc une confrontation entre un père et son fils qui se déroule sous les yeux du spectateur, en présence de Cliton.

Extrait étudié

SCÈNE III

GÉRONTE.
Êtes-vous gentilhomme ?

DORANTE.
Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

GÉRONTE.
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?

DORANTE.
Avec toute la France aisément je le croiS.

GÉRONTE.
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?
DORANTE.
J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ?

GÉRONTE.
Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire ;
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire ;

Et dans la lâcheté du vice où je te vois,
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

DORANTE.
Moi ?

GÉRONTE.
Laisse-moi parler, toi de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature :
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

DORANTE.
Qui vous dit que je mens ?

GÉRONTE.
Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

CLITON, à Dorante.
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

GÉRONTE.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie ;
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.

CLITON, à Dorante.
Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.

Le Menteur, Corneille, acte V scène 3

Problématique

Comment, grâce au personnage de Géronte qui retrouve ici toute son autorité, Corneille parvient-il à faire entendre une condamnation morale du mensonge ?

Plan linéaire

Dans un premier temps, nous verrons que Géronte érige la vertu comme fondement du statut de gentilhomme.

Dans un deuxième temps, nous analyserons la condamnation morale du mensonge portée par Géronte.

Enfin, dans un troisième temps, nous étudierons le courroux grandissant de Géronte.

I – La vertu comme fondement du statut de gentilhomme

De « Êtes-vous gentilhomme ? » à « Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ? »

La scène s’ouvre sur un hémistiche lourd de sens prononcé par Géronte : « Êtes-vous gentilhomme ? » La question fermée (une interrogation totale) donne le ton sérieux de la scène : le nœud dramatique se resserre autour de Dorante, pris en étau.

Avec une certaine légèreté, ce dernier s’exclame pourtant : « Ah ! Rencontre fâcheuse ! ». Même sans didascalie, cette phrase nominale semble lancée comme un aparté, et s’inscrit dans le registre comique.

Dorante va plus loin dans sa réponse et se rit de son père, en rappelant : « Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse. » (v. 1502) L’expression triviale « étant sorti de vous » souligne ici la légèreté de Dorante.

Le spectateur comprend que Dorante n’a pas perçu la gravité de la question posée par son père. En effet, le lien de cause à effet entre la proposition participiale et la proposition principale montre que le fils est convaincu que le statut de gentilhomme tient à la naissance seule.

Mais Géronte reprend l’expression utilisée par son fils (être sorti de moi), sous forme d’interrogation fermée : « Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ? » afin de la remettre en cause. Peu à peu, il montre donc à son fils qu’un rang n’est pas qu’une question de naissance mais de mérite et d’attitude.

Or l’impertinence de Dorante ne se fait pas attendre ; sa vantardise est toujours à l’œuvre, comme l’indique l’hyperbole suivante : « Avec toute la France aisément je le crois. » (v. 1504). L’adverbe « aisément » permet de se moquer de la question du père.

Le père raille alors l’éloquence de son fils en reprenant le même complément circonstanciel en fin de vers (« avec toute la France », v. 1505). La tournure interro-négative de sa phrase traduit un jugement ironique sur les propos du fils.

À ses yeux, le statut de gentilhomme constitue « ce titre d’honneur » (v.1506), « ce haut rang » (v.1507), autant de groupes nominaux à connotation méliorative.

Par là, le père montre que le statut de gentilhomme est précieux : d’abord, il se mérite par « la vertu seule » (v.1507) ; ensuite, il est acquis depuis fort longtemps ; enfin, il se transmet par la naissance (« Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ? » v. 1508). Tous ces éléments engagent donc la personne qui porte le nom de gentilhomme.

Les termes à la rime accentuent la noblesse de ce discours : « France » rime avec « naissance » et « rang » avec « sang« .

Mais Dorante se moque de son père. En effet, par l’usage du conditionnel présent (« j’ignorerais », v. 1509) à valeur d’irréel du présent, il loue son intelligence en prétendant que son père ne lui apprend rien.

Par le parallélisme de construction du vers 1510 (« Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ? »), il met sur le même plan la vertu et le sang.

II – Une condamnation morale

De « Où le sang a manqué » à « si honteux outrage imprime sur son front ? »

Géronte se pose fermement en père dispensateur d’une leçon de vie et de morale.

Ainsi, de façon solennelle grâce aux parallélismes de construction qu’il reprend à Dorante pour mieux les détourner, Géronte souligne la fragilité de ce statut de gentilhomme.

Les antithèses – mises en valeur par les parallélismes syntaxiques – s’enchaînent : « sang » / « vertu »; « manqué » / »acquiert »; « donné » / « perd »; « naît » / « périt », « fait » / défaire » . Elles soulignent que le statut de gentilhomme ne relève pas de l’inné mais de l’acquis.

L’emploi du présent de l’Indicatif à valeur de vérité générale (« Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire » v. 1513) confirme que Géronte cherche à convaincre son fils que le statut de gentilhomme exige une éthique irréprochable. Il dispense une leçon de vie à portée universelle.

La dernière antithèse « faire » / « défaire » souligne que le statut de gentilhomme est fragile : « Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire » (v. 1514).

Après des considérations générales, Géronte accuse désormais ouvertement son fils en employant le pronom personnel de la deuxième personne du singulier : « Tu n’es plus gentilhomme » . Le passage de la deuxième personne du pluriel (« vous ») à la deuxième personnage du singulier (« tu ») véhicule le mépris du père pour son fils.

Le rejet interne « Et dans la lâcheté / du vice » (v. 1515) met l’accent sur le terme « vice », le condamnant d’autant plus fermement.

Le père va plus loin en reniant son fils, comme le suggère la négation totale « Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi. » (v. 1516) La condamnation est explicite : la naissance seule n’autorise pas à porter le titre de gentilhomme quand la vie est dissolue.

Pour la première fois, Dorante n’a plus l’espace pour s’exprimer. Sa stupéfaction contenue dans l’interrogation « Moi ? » est révélatrice.

Son père reprend sa place et son autorité au point de donner un ordre à l’impératif à son fils : « Laisse-moi parler ».

Il blâme ouvertement son fils, devant son valet silencieux. Le champ lexical du vice est omniprésent : « imposture » (v. 1517), « souille » (v.1518), « honteusement » (v.1518), « vice » (v.1521), « tache » (v.1521), « indigne » (v.1522), « affront »(v.1527), « honteux outrage » (v.1528).

Dans cette tirade, Géronte montre combien le vice de Dorante rejaillit sur un statut, un nom, une histoire : par son comportement, il jette donc l’opprobre sur une famille entière.

Géronte souligne les faux-semblants de son fils et les condamne fermement, comme en témoigne la construction en chiasme des vers 1519-1520 : « Qui se dit gentilhomme (A), et ment comme tu fais (B), / Il ment quand il le dit (B), et ne le fut jamais. (A) ». Cette structure ABBA condamne le mensonge, contenu au centre de la phrase.

Ses interrogations fermées en tête des vers 1521 et 1523 (« Est-il ») ne laissent aucune chance à Dorante. D’ailleurs, l’éloquence de Géronte va crescendo dans le rythme (6/6/12):
 » Est-il vice plus bas, / est-il tâche plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
 »

Dorante est censé réagir s’il a « un cœur vraiment noble ». Cette métonymie au vers 1524 rappelle que pour Géronte, le siège de la noblesse est le coeur, c’est à dire la vertu, et non le sang..

La condamnation morale est sans appel, comme le suggère l’enjambement de la proposition subordonnée relative (« une infamie /Qu’il ne peut effacer », v. 1525-1526). La colère de Géronte semble intarissable.

Géronte n’aperçoit qu’une solution : offrir sa vie : « s’il n’expose sa vie » (v.1526), « Et si dedans le sang il ne lave l’affront /Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ? »

III – Le courroux grandissant d’un père

Mais face à la rhétorique de son père, Dorante ne cède pas. Au contraire, il continue à se montrer impertinent et provocateur, comme le spectateur peut le constater lorsqu’il dit : « Qui vous dit que je mens ? » (v.1529). La question ouverte constitue une stratégie pour détourner l’attention du père.

Même sans didascalies, la colère de Géronte transparaît dans ses mots, dans son ton et sa gestuelle que l’on peut imaginer. Il reprend ainsi le verbe « dire » sous forme de polyptote : « Qui me le dit, infâme ? /Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme. » (v.1529-1530) Géronte cherche donc à pousser son fils dans ses retranchements en lui montrant qu’il sait « le conte » qu’il a déjà inventé.

Cliton, dans une tentative désespérée, tâche de prêter secours à son maître en lui suggérant une réplique : « Dites que le sommeil vous l’a fait oublier. » (v.1532). Comme souvent, la réplique du valet apporte un contrepoint comique à la scène.

Le courroux de Géronte est palpable à travers les répétitions et les impératifs présents qui ont une portée ironique (« Ajoute, ajoute encore avec effronterie », v. 1533), « Invente » (v. 1535).

Dans ces derniers vers, il utilise l’antiphrase pour mieux se moquer de son fils qui a une propension à exagérer, comme le sous-entend l’expression « Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie » (v. 1534). Il utilise les mêmes armes que son fils. « Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours. » (v. 1535)

La scène étudiée s’achève sur un aparté de Cliton à son maître, comme une ultime tentative pour le sauver : « Appelez la mémoire ou l’esprit au secours. » (v. 1536).

Le Menteur, acte V scène 3, conclusion

Cette scène a un rôle dramatique important. En effet, dans cette confrontation entre Géronte et Dorante, se jouent plusieurs éléments : un rapport de force et d’autorité entre un père et son fils, une divergence de caractères – l’un vantard, l’autre droit mais crédule -, une attitude présente opposée – l’un railleur, l’autre en colère, une conception du rang de gentilhomme radicalement différente – par la naissance, par le mérite.

Le mensonge comme ligne de conduite apparaît ici comme incompatible avec le statut de gentilhomme qui n’est pas qu’une affaire de naissance mais de mérite.

Deux siècles plus tard, ces questionnements seront ceux de Beaumarchais grâce à son personnage de Figaro dans Le Mariage de Figaro (Acte V, scène 3 : « noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus »).

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Amélie Vioux

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