L’île des esclaves, Marivaux, scène 10 : analyse

Tu passes le bac de français ? CLIQUE ICI et deviens membre de commentairecompose.fr ! Tu accèderas gratuitement à tout le contenu du site et à mes meilleures astuces en vidéo.

Voici une analyse linéaire de la scène X de L’île des Esclaves (1725) de Marivaux.

L’intégralité de la scène 10 est commentée ligne par ligne.

L’île des Esclaves, scène X, introduction

Dans L’île des Esclaves, Marivaux met en scène une société utopique, dans laquelle les positions maîtres-valets sont inversées.

Ce bouleversement de la hiérarchie sociale vise à donner une leçon aux puissantsqui échouent sur l’île.(Voir la fiche de lecture pour le bac de L’île des esclaves)

La scène X repose sur une progression dramatique rigoureusement orchestrée par Marivaux qui a pour but de résoudre les affrontements entre personnages, tout en restaurant l’ordre initial.

Avant dernière scène de la pièce, la scène 10 constitue le véritable dénouement de l’intrigue.

Scène analysée

Scène X
Cléantis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.

Cléantis, en entrant avec Euphrosine qui pleure.
Laissez-moi, je n’ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d’Arlequin.) Qu’est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
Arlequin, tendrement.
C’est qu’il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasse les genoux de son maître.)
Cléantis
Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez pardon ?
Arlequin
C’est pour me châtier de mes insolences.
Cléantis
Mais enfin, notre projet ?
Arlequin
Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n’est-ce pas là un beau projet ? Je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi ; et vive l’honneur après ! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
Euphrosine
Ah ! ma chère Cléantis, quel exemple pour vous !
Iphicrate
Dites plutôt : quel exemple pour nous, Madame, vous m’en voyez pénétré.
Cléantis
Ah ! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. Fi ! que cela est vilain, de n’avoir eu pour tout mérite que de l’or, de l’argent et des dignités ! C’était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions pas d’autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s’agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s’il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu’il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l’on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent : et à qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez, vous devriez rougir de honte.
Arlequin
Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d’injures. Ils sont contrits d’avoir été méchants, cela fait qu’ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous pardonne ; voici qu’elle pleure ; la rancune s’en va, et votre affaire est faite.
Cléantis
Il est vrai que je pleure, ce n’est pas le bon cœur qui me manque.
Euphrosine, tristement.
Ma chère Cléantis, j’ai abusé de l’autorité que j’avais sur toi, je l’avoue.
Cléantis
Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites comme vous voudrez. Si vous m’avez fait souffrir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté ; et s’il y avait un vaisseau, je partirais tout à l’heure avec vous : voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m’en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
Arlequin, pleurant.
Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel !
Iphicrate
Êtes-vous contente, Madame ?
Euphrosine, avec attendrissement.
Viens que je t’embrasse, ma chère Cléantis.
Arlequin, à Cléantis.
Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu’elle.
Euphrosine
La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu’à partager avec moi tous les biens que les dieux m’ont donné, si nous retournons à Athènes.

L’île des esclaves, Marivaux, scène X en intégralité

Problématique

Il s’agit donc de se demander comment Marivaux dénoue le débat moral en œuvre dans la comédie ?

Annonce de plan linéaire

Nous pouvons distinguer trois mouvements dans cet extrait.

Dans un premier temps, très surprise du revirement d’Arlequin, Cléanthis et ce dernier s’affronte dans un dialogue.

Dans un deuxième temps, ce dialogue conduit à un réquisitoire virulent dans lequel Cléanthis dénonce les inégalités entre maître et valet.

Dans un troisième temps, sur les conseils d’Arlequin, elle acceptera à son tour de se repentir (III).

I – L’affrontement entre Arlequin et Cléanthis

Du début de la scène à «Madame, vous m’en voyez pénétré».

La première didascalie «en entrant avec Euphrosine qui pleure» ainsi que la réplique d’ouverture de Cléanthis indiquent que les deux protagonistes féminins intervertissent toujours leurs rôles.

Par l’injonction à l’impératif «Laissez-moi», Cléanthis s’affirme en effet en maîtresse d’une Euphrosine victime et malheureuse de son état.

Dans la scène précédente, Arlequin et son maître Iphicrate se sont réconciliés et ont mis un terme à leurs jeux de rôle. L’arrivée sur scène de Cléanthis malmenant sa servante choque le spectateur, qui a encore en tête les embrassades d’Arlequin et Iphicrate.

Cléanthis est surprise de découvrir Arlequin revêtu de son propre costume, comme le montre la tournure interrogative «qu’est-ce que cela signifie» suivie d’une question redondante «pourquoi avez-vous repris votre habit ? ».

C’est un véritable coup de théâtre pour elle. L’apostrophe grandiloquente «Seigneur Iphicrate» indique également qu’elle ne veut pas renoncer à l’inversion des rôles.

Arlequin n’ose pas lui avouer immédiatement qu’il est redevenu valet.

Il invente ainsi un prétexte fallacieux pour justifier son apparence auprès de Cléanthis, fondé sur un parallélisme de construction: «trop petit pour mon cher ami / trop grand pour moi».

Ce comique de mots apporte une légèreté face au sérieux de Cléanthis. Le contraste entre les deux tonalités prête à rire.

De plus, la didascalie indique qu’Arlequin «embrasse les genoux de son maître». On peut imaginer toute la gestuelle comique: le valet Arlequin est naturellement placé en position de soumission. Les différents types de comique (geste, mot) indiquent qu’il a retrouvé son rôle de bouffon.

Cléanthis est perplexe, d’où la nouvelle tournure interrogative qui montre son incrédulité : « il semble que vous lui demandiez pardon ? » .

Arlequin avoue enfin. Le lexique «châtier, insolences» confirme que les rapports hiérarchiques sont rétablis.

Si Cléanthis l’assaille de questions, Arlequin apparait ensuite comme meneur de jeu. Il enjoint la servante à pardonner et à oublier sa rancœur.

Il rebondit ainsi sur les derniers mots de Cléanthis «notre projet»: à leur désir de vengeance s’oppose la volonté de devenir «un homme de bien». Le repentir et le pardon sont donc deux valeurs intrinsèques à la bonté dans le discours d’Arlequin.

La lourde répétition du verbe « repentir » crée toutefois un effet comique et apporte de la légèreté : « je me repens« , « repentez-vous« , « se repentira aussi« , « quatre beaux repentirs » .

Euphrosine exhorte elle aussi sa servante au pardon. Son émotion se lit à travers l’interjection «Ah» en début de réplique et dans la tournure exclamative.

L’apostrophe «ma chère Cléanthis», dénuée d’ironie, semble indiquer qu’Euphrosine n’affronte plus sa servante, mais cherche aussi l’apaisement.

Cependant Iphicrate, en position d’arbitre, la corrige immédiatement : le pronom «vous» se change en «nous».

Iphicrate souligne ici l’universalité du discours d’Arlequin. La dignité, la bonté de cœur et la capacité à pardonner devraient être des valeurs communes à tous, et pas seulement aux valets.

II – Le réquisitoire de Cléanthis

De «Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. » à «Allez ! vous devriez rougir de honte.»

La tirade de Cléanthis est au cœur de cette scène.

C’est à la servante que Marivaux confie la maîtrise langagière et la capacité à dénoncer les inégalités.

Cléanthis s’adresse en effet aux deux maîtres qui restent silencieux, dans un long réquisitoire polémique, dans lequel elle dénonce l’injustice de la hiérarchie sociale.

Les interjections «Ah vraiment», la répétition du présentatif «voilà», ainsi que la reprise du terme «exemples» associé au démonstratif «vos» et à l’adjectif ironique «beaux» traduisent toute l’indignation de Cléanthis : « Ah ! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. »

Tout son mépris pour les dominants s’exprime dès sa première phrase, à travers cinq propositions relatives structurées par l’anaphore du pronom «qui».

Ces relatives décrivent de manière péjorative les maîtres.

Cette longue énumération et le rythme de la phrase trahissent la profonde colère de Cléanthis, qui ne parvient plus à arrêter son flot de paroles et semble avoir beaucoup à dire contre ceux qui dominent la société.

L’hyperbole «cent fois plus honnêtes gens» lui permet de revaloriser les valets, par opposition aux maîtres qui seraient donc le plus souvent malhonnêtes.

Contrairement aux apparences, ce sont les valets qui apparaissent «honnêtes gens». Cléanthis s’attache à rétablir la vérité.

Elle s’attaque au premier défaut de ses maîtres : leur orgueil d’avoir accès à une position sociale supérieure, qui les conduit naturellement à mépriser ceux qui leur sont socialement inférieurs.

S’ensuit une série de huit questions rhétoriques, dans lesquelles Cléanthis affronte ceux qui la dominent.

Elle réduit d’abord leur noblesse à leurs biens matériels. C’est l’argent qui leur confère leur statut de dominant, et non pas la valeur morale.

L’accumulation «de l’or, de l’argent et des dignités» résume le «mérite», c’est-à-dire la chance d’être né du côté des dominants.

Elle insiste sur l’injustice de la situation en laissant imaginer un monde utopique dans lequel ces injustices n’existeraient pas et où les maîtres seraient dépourvus de ce «mérite» naturel: «Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ?» Cette hypothèse résume à elle seule la «démocratie» instaurée sur L’île des Esclaves.

L’anaphore de l’adverbe de négationassociée au rythme ternaire «riche / noble / grand seigneur» oppose à nouveau les deux conceptions du mérite : « Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout.« 

Dans sa réponse «Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison», la servante termine sa démonstration rigoureuse en répondant aux questions rhétoriques précédemment énoncées.

Elle se place du côté du mérite naturel, fondé sur des qualités intrinsèques à chacun, comme elle le dit dans l’énumération.

Ces trois qualités «le cœur bon, la vertu et la raison» sont celles des serviteurs, et non pas des maîtres, qui n’ont pas su en faire preuve ni dans le passé, ni sur l’île des esclaves.

La fin de son réquisitoire est marqué par l’ironie, qui culmine dans la phrase «Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ?». La double énonciation est très claire : la servante s’adresse à Euphrosine et Iphicrate mais est vise également tous les «honnêtes gens» présents dans l’audience.

Une double injustice pèse sur les valets. S’ils subissent la hiérarchie sociale, ils doivent aussi faire preuve d’une honnêteté morale.

C’est à eux, comme le rappelle Cléanthis, qu’on demande «les beaux exemples». La reprise, pour la quatrième fois, de cette expression, est profondément ironique.

Les antithèses à la fin de sa tirade marquent définitivement une rupture entre maîtres et valets: «pauvres gens / tout riches que vous êtes», «offensés, maltraités, accablés/ ont aujourd’hui pitié de vous».

Les maîtres, tout convaincu de leur supériorité, manquent cruellement de logique : ils exigent le pardon de la part de ceux qu’ils ont toujours maltraités.

La véhémence de la tirade surprend et nous fait douter d’un éventuel pardon de la part de Cléanthis. Selon elle, la honte est du côté des puissants et les esclaves n’ont rien à se reprocher.

III – Le repentir

De «Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher» à la fin de la scène.

Le discours d’Arlequin est empreint d’un lexique religieux: « faire du bien » , « contrits » , « on est bon » , « pardonne« .

C’est parce qu’il délivre la première leçon de morale de la scène «quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous.»

Aux yeux d’Arlequin, la noblesse du cœur passe par le pardon.

Il reprend, pour convaincre Cléanthis, l’expression utilisée dans son réquisitoire «le cœur bon».

Cependant, son discours cherche à la persuader, en s’inscrivant du côté des sentimentsvoilà qu’elle pleure») et non pas de la raison, comme le faisait Cléanthis.

Les tournures injonctives «allons, approchez» incitent doucement Cléanthis au pardon. Arlequin agit comme un médiateur, le véritable «exemple» à suivre selon Marivaux.

La bonté de Cléanthis est illustrée par ses larmes, dans une didascalie interne: «il est vrai que je pleure».

Ses pleurs font écho à ceux d’Arlequin et d’Iphicrate dans la scène IX et sont les prémices d’une réconciliation.

Marivaux valorise la force du sentiment. Il semble que ce soient davantage les pleurs de Cléanthis, plutôt que la logique implacable de son plaidoyer, qui fasse céder Euphrosine. Elle reconnait ses tortscomme le montre l’expression «je l’avoue», rejetée en fin de réplique.

Le revirement de Cléanthis est brutal. Il suffit d’un aveu de sa maîtresse pour qu’elle pardonne et oublie tout. Renoncer à son pouvoir est un sacrifice pour gagner une dignité et une noblesse de cœur dont n’a pas su faire preuve sa maîtresse.

La scène se clôt par des embrassades, une effusion de joie qui efface la violence des propos.

Les didascalies internes et externes le soulignent; « pleurant, avec attendrissement » , « viens que je t’embrasse », « mettez-vous à genoux » .

Une dernière réplique d’Euphrosine conclue la scène et marque l’évolution de la relation entre la maîtresse et la servante.

Il n’est plus question «d’esclavage» mais d’une relation sororale (= de soeurs) puisqu’elle l’invite «à partager avec moi tous les biens que les dieux m’ont donné».

L’île des esclaves, scène 10, conclusion

Le dénouement de L’île des Esclaves est marqué par une effusion sentimentale où maîtres et valets se réconcilient.

La scène X constitue une véritable leçon de morale, à travers le réquisitoire de Cléanthis, mais aussi le pouvoir pacificateur d’Arlequin.

Le pardon, à l’origine des valets, permet à Marivaux de se sortir habilement d’une situation utopique qui chamboule dangereusement les mœurs de son époque.

Si le dramaturge dénonce les inégalités entre maitres et valets tout au long de cette pièce, le débat moral se dénoue à la fin, par une scène commune de repentir.

Le dénouement est heureux, spectateurs et personnages ont tiré une «bonne leçon», mais la hiérarchie demeure, garante d’un ordre social immuable pour l’époque.

Tu étudies L’île des esclaves ? Regarde aussi :

Print Friendly, PDF & Email

Qui suis-je ?

Amélie Vioux

Je suis professeur particulier spécialisée dans la préparation du bac de français (2nde et 1re).

Sur mon site, tu trouveras des analyses, cours et conseils simples, directs, et facilement applicables pour augmenter tes notes en 2-3 semaines.

Je crée des formations en ligne sur commentairecompose.fr depuis 12 ans.

Tu peux également retrouver mes conseils dans mon livre Réussis ton bac de français 2024 aux éditions Hachette.

J'ai également publié une version de ce livre pour les séries technologiques ici.

Laisse un commentaire !