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Voici une explication linéaire de la scène XI de L’île des Esclaves (1725) de Marivaux.
La scène 11 de dénouement est analysée ici dans son intégralité.
L’île des esclaves, scène 11, introduction
Dans L’île des Esclaves, comédie en un acte présentée en 1725, Marivaux bouleverse les rôles en imaginant un monde utopique où les esclaves deviennent les maîtres de leurs anciens maîtres.
Plongés dans la condition de valets, les maîtres ressentent péniblement la condition des opprimés tandis que leurs valets se voient dotés des pouvoirs des puissants. (Voir la fiche de lecture de L’île des esclaves de Marivaux)
Dans la scène précédente, Cléanthis et Arlequin renoncent à leurs privilèges et pardonnent à leur maitre leurs mauvais traitements.
Cependant la pièce ne se termine pas sur ces réconciliations heureuses.
Dans la scène XI, il appartient désormais à Trivelin, gouverneur de l’île, de clore cette parenthèse utopique, afin de restaurer l’ordre légitime.
Scène analysée
Scène XI
L’île des esclaves, Marivaux, scène 11
Trivelin et les acteurs précédents.
Trivelin
Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez !
Arlequin
Ah ! vous ne voyez rien, nous sommes admirables ; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela ; il ne nous faut plus qu’un bateau et un batelier pour nous en aller : et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.
Trivelin
Et vous, Cléantis, êtes-vous du même sentiment ?
Cléantis, baisant la main de sa maîtresse.
Je n’ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu’il en est.
Arlequin, prenant aussi la main de son maître pour la baiser.
Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.
Trivelin
Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants ; c’est là ce que j’attendais. Si cela n’était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris ; je n’ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous : je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.
Problématique
Comment cette dernière scène marque-t-elle un retour à un ordre à la fois moral et social ?
Annonce de plan linéaire
Nous pouvons distinguer deux mouvements dans cet extrait.
Dans un premier temps, Trivelin assiste aux témoignages d’affection des valets envers leur maître.
Dans un second temps, il clôt la pièce dans une tirade où il résume les bienfaits de cette aventure pour les quatre protagonistes (II).
I – Les effusions montrent la puissance du sentiment
Du début de la scène 11 à «Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.
»
La dernière scène s’ouvre sur l’entrée de Trivelin, qui s’était éclipsé à la fin de la scène 5.
Seulement présent au début et à la fin de la pièce, il vient constater quelles leçons ont tiré les maîtres et les valets de leur séjour sur l’île.
Dès la première réplique, le lexique des émotions est omniprésent : «vous pleurez, vous vous embrassez
». Ces didascalies internes donnent à voir les marques physiques d’une réconciliation sous le signe des effusions et de la joie.
La tournure exclamative «que vois-je
» ainsi que la ponctuation interrogartive de la phrase traduisent la joie de Trivelin, qui devient le témoin oculaire des réconciliations.
De plus, l’apostrophe «mes enfants
» lui confère un rôle paternaliste. Il est comme un père qui a éduqué ses «enfants», en grand besoin d’une bonne leçon de vie. C’est lui qui, dans la pièce, détient le savoir et l’expérience.
Le pronom «vous», repris trois fois, désigne les quatre personnages principaux: Cléanthis, Arlequin, Euphrosine et Iphicrate. Cette répétition montre qu’ils sont enfin réconciliés et unis : « vous pleurez mes enfants, vous vous embrassez !
«
À la joie de Trivelin, succède l’enthousiasme exalté d’Arlequin, souligné par l’interjection «Ah !» ainsi que le rythme de sa réplique où les propositions juxtaposées s’enchaînent rapidement.
Arlequin rebondit sur les propos de Trivelin : le verbe voir est décliné dans un polyptote (= répétition d’un terme sous des formes grammaticales différentes) : «Que vois-je» et «Vous ne voyez rien
». Arlequin, tout à sa joie, semble indiquer que Trivelin n’a encore rien vu de la force de leurs réconciliations.
Ainsi, deux propositions juxtaposées se succèdent, construite sur un parallélisme, et structurées par l’anaphore «nous sommes
».
Ces deux tournures hyperboliques «nous sommes admirables» et «nous sommes des Rois et des Reines
» renouent avec le comique de la pièce.
En effet, Arlequin, personnage comique par excellence, s’empare d’un langage habituellement réservé aux nobles et aux puissants de ce monde. Ce décalage est d’autant plus fort qu’Arlequin vient de retrouver son statut de valet.
Certes, ces deux hyperboles traduisent la fierté d’Arlequin d’avoir été «honnête homme
» et d’avoir su pardonner son maître.
Cependant, nous pouvons aussi lire dans ces deux expressions l’une des leçons de la pièce : c’est la noblesse de cœur, fondée sur la vertu, bien plus que la noblesse de sang qui rend l’homme digne d’admiration et en fait un «Roi».
Ce pluriel de majesté : «les Rois et les Reines
» désigne bien le valet Arlequin et la servante Cléanthis.
Cette scène marque le triomphe des valets.
Arlequin en fait part habilement à Trivelin : ce sont eux qui ont fait preuve de «vertu» et apporté la «paix».
Il est intéressant de relever que les figures des maîtres sont les grands absents de cette dernière scène. La parole est confiée uniquement à Arlequin et Cléanthis, qui répondent à Trivelin.
Arlequin mentionne ensuite l’éventualité de leur départ dans une tournure restrictive «il ne nous faut plus que
».
Le but de leur expérience sur l’île est atteint: les maîtres ont réfléchi à la manière de diriger leurs valets, tandis que les valets ont renoncé à leur vengeance. Arlequin demande lui-même à retourner à leur vie athénienne et signe la fin de l’utopie.
C’est au tour de Trivelin de faire preuve d’honnêteté en remplissant sa part du marché. Il doit maintenant leur fournir un «bateau et un batelier
».
La parole est ensuite donnée à Cléanthis par Trivelin.
Il s’assure que la servante partage le même «sentiment» que son binôme Arlequin. Cléanthis, si loquace dans la scène précédente, annonce : «Je n’ai que faire de vous en dire davantage
».
Elle préfère désormais les gestes à la parole. La didascalie «baisant la main de sa maîtresse
» est une preuve physique de sa réconciliation avec Euphrosine, comme s’il fallait le voir pour le croire.
Ce geste d’affection est volontaire, comme elle l’explique à Trivelin «voyez ce qu’il en est
».
Arlequin reprend l’initiative de Cléanthis et baise à son tour la main de son maître comme l’indique la didascalie « prenant aussi la main de son maître pour la baiser ».
Le choix de cette marque de respect n’est pas anodin car le baisemain est réservé aux nobles. Ce geste marque ainsi le retour au respect du droit de naissance.
La pièce se clôt car les valets n’ont plus rien à dire. Ils abandonnent également la parole. Ce sont littéralement ses «derniers mots
» dans la pièce. Ces propos ont une valeur performative et annonce la fin de la pièce, toute proche.
II – La tirade de clôture de Trivelin
De «Vous me charmez, embrassez-moi aussi, mers chers enfants
» à la fin de la scène 11.
Dans son ultime tirade, Trivelin résume les leçons de la pièce.
À la tonalité exclamative au début de la scène succèdent à présent une suite de phrases déclaratives.
En bon patriarche, il réclame à son tour des marques de tendresse : «embrassez-moi aussi
».
Ses apostrophes se veulent encore plus affectueuses par l’ajout de l’adjectif «chers»: «meschers enfants
». Trivelin est fier de ses «enfants». Il résume d’ailleurs le but de l’aventure: «c’est là ce que j’attendais
».
En effet, le parallélisme de construction «nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leur dureté
» montre que tous devaient tirer un enseignement de cette expérience.
Par l’utilisation du futur antérieur (« aurions puni
» ), il condamne la légitimité d’une vengeance.
En fin observateur, Trivelin relève qu’Euphrosine et Iphicrate sont «attendris
». Ces ont leurs sentiments qui ont poussé les deux maîtres à prendre conscience des mauvais traitements infligés par le passé à leurs valets.
C’est parce que les deux maîtres sont émus, touchés par le témoignage de respect de leurs valets, qu’il constate que son rôle de patriarche est terminé: «je n’ai rien à ajouter
».
L’utilisation du passé composé « vous avez été » , « vous avez mal agi »
s’oppose aux verbes conjugués au présent de l’indicatif: «ils sont devenus, ils vous pardonnent
». Cet usage des temps participe à la clôture de l’aventure en soulignant la transformation intérieure des personnages.
La phrase repose à nouveau sur un parallélisme de construction: «maîtres / mal agi / les vôtres / vous pardonnent
». Trivelin résume ainsi les réconciliations de la scène précédente.
Il s’adresse aux deux maîtres, à travers le pronom «vous» et l’impératif «faites» : « faites vos réflexions là-dessus
» .
Dans cette mise en garde, il leur fait savoir qu’ils devront appliquer dans le futur les principes de la leçon enseignée sur l’île des esclaves.
Après cette prise de conscience, ils devront changer leur comportement et traiter décemment ceux qui leurs sont inférieurs. Ils doivent renoncer à leur tyrannie, et avoir davantage de respect pour les plus faibles socialement.
Ce dénouement marque un retour vers l’ordre social. Les relations maîtres valets ont évolué, mais pas l’ordre hiérarchique de ces relations.
Marivaux le justifie par une explication divine: «La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous
». Il rappelle brusquement au spectateur le cadre de l’utopie antique.
Le dramaturge ne remet donc pas en question la hiérarchie sociale, qui apparait nécessaire au bon fonctionnement de la société. D’ailleurs, le pouvoir est représenté sur l’île des esclaves par Trivelin.
Les inégalités liées à la naissance appartiennent au bon vouloir des Dieux, donc au hasard.
Cependant, Marivaux laisse entendre que naître du côté des opprimés est une «épreuve». Il est donc possible de lire dans cette réplique une critique sous jacente du mérite liée à la naissance, dans le prolongement de la tirade de Cléanthis à la scène 10.
Deux conceptions du mérite s’opposent: celui lié à la naissance et l’autre lié aux valeurs morales d’un individu. Ici, la condition sociale ne relève pas du mérite, mais du hasard. Le mérite de caractère semble donc l’emporter.
Cette dernière scène restaure également l’ordre spatial: Trivelin annonce le départ des personnages «dans deux jours
». Il mentionne également leur ville d’origine «Athènes», second rappel du cadre antique.
Du registre pathétique présent dans la scène précédente, on retrouve dans cette onzième scène un registre comique.
Cette comédie, conformément aux traditions de la comédie italienne, se termine dans la joie comme le souligne l’antithèse entre «joie» et «plaisir» qui s’opposent à «chagrins».
Les derniers mots de Trivelin «le jour de votre vie le plus profitable
» peuvent s’adresser à la fois aux protagonistes, mais aussi aux spectateurs. Ils ont été eux aussi émus aux larmes. Sensibles à la condition de Cléanthis et Arlequin, ils ont constaté le triomphe de la vertu.
L’île des esclaves, scène XI, conclusion
Si le dénouement de L’île des esclaves ramène l’ordre et se termine dans des effusions de joie, il ne remet pas en cause les rapports hiérarchiques qui régissent la société du début du 18e siècle.
Cependant Marivaux fait triompher la vertu: par la force du sentiment, l’homme peut s’améliorer.
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