La grasse matinée, Prévert : commentaire

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la grasse matinée analyseVoici un commentaire du poème « La grasse matinée » de Prévert publié dans Paroles en 1946.( Voir la fiche de lecture de Paroles de Prévert)

La grasse matinée, Prévert, introduction

Jacques Prévert publie Paroles en 1946, un an après la fin de la deuxième guerre mondiale.

Cette époque, marquée par des restrictions comme les tickets alimentaires, marque certains poètes pacifistes sensibles au désespoir d’une société qui veut sortir des rudesses de la guerre.

Le recueil Paroles regroupe 95 textes extrêmement variés dans leur forme et leur longueur.

On y retrouve une influence des poètes décadents du début du XXème siècle comme Charles Cros ou Tristan Corbière et du surréalisme.

Questions possibles à l’oral de français sur « La grasse matinée »

♦ Comment s’exprime le registre tragique dans « La grasse matinée » ?
Que critique Prévert à travers ce poème ?
♦ La musique dans « La grasse matinée ».
♦ Commentez la progression de ce poème.
♦ Quelle vision de la société nous donne ici Prévert ?

Poème étudié

Il est terrible
le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l’homme
la tête de l’homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s’en fout de sa tête l’homme
il n’y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n’importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l’homme titube
et dans l’intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur
café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !…
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.

Plan du commentaire :

Dans « La grasse matinée », Jacques Prévert montre la tragédie de la pauvreté (I) pour critiquer la société inégalitaire d’après-guerre (II). Nous verrons enfin que le poète transcende la dureté de la vie par l’écriture poétique (III).

I – Un poème tragique

A – L’itinéraire d’un homme affamé

« La grasse matinée » trace l’itinéraire d’un homme dans Paris comme le montrent les marqueurs spatio-temporels («à six heures du matin», «derrière ces vitres», «un peu plus loin») et le champ lexical de la villegrand magasin », «vitrine», «Potin» ).

L’homme qui marche dans Paris est affamé.

A une époque encore marquée par les restrictions alimentaires, le champ lexical de la nourriture souligne qu’il s’agit d’un problème crucial dans la société d’après-guerre : «œuf dur», «Potin», «tête de veau», «sauce», «vinaigre», «se mange», «mâchoire», «pas mangé» , «pâté», «bouteille», «conserve», «poissons morts», «six […] sardines», «café», «croissants chauds», « sardines à manger », « œuf dur », « café crème », « tartines beurrées ».

La situation décrite est d’une ironie tragique : le vagabond affamé erre dans la ville à côté d’une nourriture abondante dont il ne peut se saisir.

Sa faim se transforme en obsession comme le dévoilent les anaphoresun deux trois», «un brouillard de mots», «café-crème») dévoilent que la faim se transforme en obsession.

L’obsession de la faim est telle qu’elle va jusqu’à des visions hallucinatoires avec la transformation de sa tête d’homme en tête de veau : «Il imagine une autre tête / Une tête de veau par exemple».

Le champ lexical de l’imaginationmémoire », «il n’y pense pas », «songe », «imagine », «intérieur de sa tête» ) montre les divagations d’un homme tenaillé par la faim.

B – La pauvreté : une tragédie

A travers cette anecdote, Jacques Prévert nous montre que la pauvreté est une tragédie.

L’adjectif « terrible », généralement associé à la tragédie (qui inspire terreur et pitié), est répété en début et à la fin du poème, plaçant le poème sous le ligne de la tragédie.

Ensuite, la forme cyclique du poème montre la faim comme une fatalité contre laquelle l’homme affamé ne peut pas lutter.

Ainsi les 6 premiers et les 6 derniers vers du poème se font écho, comme si le poème se refermait sur lui-même. Cette forme cyclique accentue le caractère inéluctable de la faim : la faim ne quitte pas le personnage et il ne peut s’en libérer.

Prévert joue d’ailleurs avec la sonorité du mot « faim » qui laisse entendre le mot «fin», associant ainsi la faim à la mort.

Le champ lexical du tempsun deux trois», «un deux trois», «depuis trois jours», « durer», «ça dure») rappelle l’écoulement inéluctable du temps destructeur comme dans une intrigue tragique.

Ici, la comptabilisation du temps « un deux trois » donne l’impression d’un compte à rebours tragique, comme si le temps jouait contre le personnage.

Par ailleurs, la répétition de « tête » et notamment, la « tête couleur de poussière » fait songer à une tête de mort, ce qui rappelle les vanités de la Renaissance (peinture dans laquelle apparaît une tête de mort pour rappeler la vanité des passions humaines).

II – Un poème polémique

A – Une société impitoyable

A travers l’itinéraire tragique de l’homme affamé, Prévert dresse un tableau satirique de la société parisienne d’après-guerre.

Le champ lexical des magasinsglace», «grand magasin», «vitrine de chez Potin», « ces vitres», «les vitres ») rappelle l’univers de Zola, notamment dans Au bonheur des Dames (1883) qui décrit l’émergence des grands magasins sous le Second-Empire et l’émergence d’une bourgeoisie capitaliste créant des inégalités sociales.

Prévert montre que l’après-guerre est une répétition des injustices du Second Empire.

L’histoire se répète et les pouvoirs publics sont, selon Prévert, incapables de répondre à la pénurie qu’a engendrée la guerre.

Sympathisant des idées socialistes et communistes, Prévert souhaite être un Zola poétique dénonçant l’aliénation des hommes dans un monde capitaliste impitoyable.

Pour dénoncer le capitalisme, Prévert utilise l’anadiplose qui consiste à reprendre en début de vers le dernier mot d’une proposition :
«poissons morts protégés par des boîtes/boîtes protégées par les vitres/vitres protégées par les flics/flics protégés par la crainte/que de barricades pour six malheureuses sardines…».

Ces anadiploses dévoilent une société fermée, cadenassée par des barrières.

Les répétitions des termes «vitre» et « vitrine » suggère aussi un univers froid qui coupe les hommes d’une abondance mensongère et illusoire.

Ainsi, Prévert critique la société capitaliste qui crée de l’abondance mais maintient volontairement une partie de la population dans la pénurie.

Le champ lexical de l’économiedeux francs», «zéro franc soixante-dix», «deux», «vingt-cinq centimes», «pourboire») montre que les liens entre les hommes sont régis par l’argent.

Prévert dénonce cette primauté de l’argent dans les relations sociales.

La gradation finale descendante de « deux francs », à « zéro franc soixante-dix » puis à « vingt-cinq centimes » (v.55 à 59) suggère un processus de paupérisation des classes populaires après-guerre.

B – Une chronique policière

Pour rendre compte de la violence sociale, Prévert transforme son poème en chronique policière.

À la fin du poème, Prévert reprend  ainsi le style journalistique en se plaçant du point de vue du criminel : «et dans l’intérieur de sa tête/un brouillard de mots/un brouillard de mots /sardine à manger /Oeuf dur café crème. Café arrosé rhum/café-crème/café-crème/café-crime arrosé sang !…».

L’absence d’article devant les noms désignant la nourriture crée un effet d’accélération à l’approche du moment du meurtre.

Les allitérations en [K] et [r] accentue cet effet de tourbillon irrationnel et violent qui saisit le personnage jusqu’au moment du crime.

Le point d’exclamation au vers 51 « café-crime arrosé sang ! » accentue la rapidité et l’irrationalité du geste meurtrier.

Les trois points de suspension au vers 51 et la majuscule « Un homme » au vers 52 montre que Prévert change de séquence à la manière d’un réalisateur de cinéma.

Les précisions sur les circonstances de la mort au v. 52 font alors penser à un rapport de police : «Un homme très estimé dans son quartier / a été égorgé en plein jour»

Tout en rédigeant le rapport de police sur le meurtre, Jacques Prévert laisse transparaitre l’avocat en donnant au meurtre un motif et des circonstances atténuantes : « quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim ».

Il  euphémise la gravité du meurtre en masquant le meurtrier par la forme passive « Un homme […] a été égorgé ».

Prévert met ainsi en place tout un système de défense ou d’explication qui font du meurtre une violence en réponse à une violence sociale.

Dans ce poème, Prévert dénonce la misère et la faim, mais il essaie aussi de la conjurer à travers l’humour et la poésie.

III – Une conjuration de la misère par l’humour et la poésie

A – Une conjuration de la misère par l’humour

« La grasse matinée » de Prévert tente de conjurer la tragédie de la pauvreté par l’humour.

On trouve ainsi de nombreux traits d’humour dans ce poème.

Prévert place tout d’abord son poème sous le signe de l’ironie à travers le titre «La grasse matinée».

L’expression «grasse matinée» implique repos, sérénité, bien-être et abondance, tout le contraire du personnage qui est réveillé à « six heures du matin » .

Ensuite, l’homme affamé est animalisé en raison de ses gestes lents et répétitifs qui l’assimile à un bovin : «remue doucement la mâchoire/doucement/et il grince des dents doucement/car le monde se paye sa tête».

L’assimilation entre la tête du vagabond et la « tête de veau » fait du personnage une parodie de minotaure perdu dans une ville-labyrinthe.

Ce personnage est l’objet d’un rire cruel car «tout le monde se paye sa tête» . Ce jeu de mot sur le verbe « payer » souligne à la fois la cruauté d’une société régie par l’argent.

Prévert est proche de l’humour noir en jouant sur sur le décalage entre les faits (le meurtre) et leurs conséquences dérisoires (l’argent gagné) comme si le monde avait perdu toute mesure ou toute logique. Ce décalage est lisible à travers les antithèses : «Il est terrible/ce petit bruit », «l’assassin le vagabond lui a volé/Deux francs/ Soit un café arrosé/zéro francs soixante-dix/deux tartines beurrées».

L’humour noir est également présent à travers l’homophonie de certains termes : « étain », « faim », « un brouillard de mots » laisse entendre « éteint », « fin » et « brouillard de maux » comme si le poème étaient en sourdine travaillé par la mort et la destruction.

B – Une conjuration de la misère par la poésie

La poésie offre aussi une issue à la misère et à la cruauté du monde.

De prime abord, la versification de ce poème est déstructurée. Jaques Prévert alterne des vers pairs (2, 4, 6, 8, 12, 14 syllabes) et des vers impairs (3, 5, 7, 9, 15 syllabes).  La succession de vers de longueur différente mime le caractère inégalitaire d’un monde injuste.

Mais derrière ce désordre dans la versification, se cache un système de rimes élaboré qui laisse transparaitre une musicalité : les rimes «étain», «faim», «matin», «magasin», «Potin» créent un effet d’assonance musical et harmonieux.

Ensuite, des vers se répètent comme « un brouillard de mots » ou « café-crème » qui sonnent comme les refrains d’une chanson.

Par l’alternance de vers pairs et impairs, on retrouve le rythme du jazz dont Jacques Prévert était un amateur. Prévert semble vouloir transfigurer le dénuement et la pauvreté en richesse poétique et en chanson.

Prévert reprend aussi les principes de l’écriture surréaliste et en particulier de l’écriture automatique. Le passage anaphorique sur le « café » (« café arrosé rhum / café-crème / café-crème / café –crime arrosé sang » suggère un jeu où les mots perdent leur sens lexical pour n’être plus que des sons.

La paronomase « café-crème » et « café-crime » montre ce glissement phonique d’un mot à un autre.

On retrouve ici le principe du « cadavre exquis » (jeu dans lequel chaque participant écrit à son tour un mot sans savoir ce que le précédent a écrit ce qui donne des associations verbales inédites) ou même du collage comme le faisaient les surréalistes.

La grasse matinée, Prévert, conclusion

Dans « La grasse matinée », Jacques Prévert décrit la misère de la vie et dresse une critique à la fois humoristique et acerbe de la société.

Le mélange des registres et la progression dramatique vers une fin tragique est caractéristique de l’écriture de Prévert et se retrouve par exemple dans un autre poème célèbre, « Barbara » .

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Amélie Vioux

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