Après Tartuffe et Dom Juan, Molière écrit en 1666 Le Misanthrope, une comédie de caractère qui dénonce l’hypocrisie.
La scène 1 de l’acte I du Misanthrope est une scène d’exposition particulièrement dynamique : l’action commence « in medias res » au milieu d’une querelle entre deux personnages aux caractères opposés. Mais derrière cette dispute comique se cache une dénonciation de l’hypocrisie au XVIIème siècle.
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Le misanthrope, acte I scène 1 (vers 1 à 96)
Philinte.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?
Alceste.
Laissez-moi, je vous prie.
Philinte.
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie…
Alceste.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte.
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
Alceste.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
et quoique amis enfin, je suis tout des premiers…
Alceste.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
mais après ce qu’en vous je viens de voir paroître,
je vous déclare net que je ne le suis plus,
et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
Philinte.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?
Alceste.
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
une telle action ne sauroit s’excuser,
et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
de protestations, d’offres et de serments,
vous chargez la fureur de vos embrassements ;
et quand je vous demande après quel est cet homme,
à peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.
Morbleu ! C’est une chose indigne, lâche, infâme,
de s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
et si, par un malheur, j’en avois fait autant,
je m’irois, de regret, pendre tout à l’instant.
Philinte.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
et je vous supplierai d’avoir pour agréable
que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.
Alceste.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
Philinte.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?
Alceste.
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,
on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Philinte.
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
il faut bien le payer de la même monnoie,
répondre, comme on peut, à ses empressements,
et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
et je ne hais rien tant que les contorsions
de tous ces grands faiseurs de protestations,
ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
qui de civilités avec tous font combat,
et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
et vous fasse de vous un éloge éclatant,
lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
et la plus glorieuse a des régals peu chers,
dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
sur quelque préférence une estime se fonde,
et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
morbleu ! Vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
je refuse d’un cœur la vaste complaisance
qui ne fait de mérite aucune différence ;
je veux qu’on me distingue ; et pour le trancher net,
l’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.
Philinte.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
quelques dehors civils que l’usage demande.
Alceste.
Non, vous dis-je, on devroit châtier, sans pitié,
ce commerce honteux de semblants d’amitié.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte.
Il est bien des endroits où la pleine franchise
deviendroit ridicule et seroit peu permise ;
et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Seroit-il à propos et de la bienséance
de dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît,
lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste.
Oui.
Philinte.
Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie
qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
Alceste.
Sans doute.
Philinte.
A Dorilas, qu’il est trop importun,
et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse
à conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
Alceste.
Fort bien.
Philinte.
Vous vous moquez.
Alceste.
Je ne me moque point,
et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
j’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
je ne trouve partout que lâche flatterie,
qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein
est de rompre en visière à tout le genre humain.
Molière, Le misanthrope, 1666
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