Si je mourais là-bas, Apollinaire : analyse

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si je mourais la bas

Rythme n°1, Robert Delaunay

Voici l’analyse du poème « Si je mourais là-bas » de Guillaume Apollinaire issu du recueil Poèmes à Lou écrit en 1915.

Si je mourais là-bas, introduction

Guillaume Apollinaire (1880-1918) est un poète et écrivain français.

Adepte du calligramme et du cubisme, il a été influencé par la poésie symboliste et a inventé le nom du surréalisme.

Sa poésie est un dialogue permanent entre tradition et modernité, notamment dans son recueil majeur Alcools (1913).

« Si je mourais là-bas » est un poème tiré du recueil Poèmes à Lou écrit en 1915, juste avant son départ au front.

Ce recueil est le fruit d’une relation brève et ardente avec Louise de Coligny-Châtillon, une aristocrate rencontrée à Nice en 1914.

Poème analysé

Si je mourais là-bas

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

30 janvier 1915, Nîmes.

Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou.

Questions possibles à l’oral de français sur « Si je mourais là-bas »

♦ En quoi ce poème est-il une lettre d’amour ?
♦ Ce poème est-il un poème sur la guerre ?
♦ En quoi « si je mourais là-bas » est-il représentatif de la modernité ?
♦ Quels sont les pouvoirs de la poésie d’après ce poème ?
♦ Qu’est-ce qui fait l’originalité de ce poème ?

Plan de lecture analytique :

Le poème « Si je mourais là-bas » apparaît comme une lettre écrite du front (I) mais elle est avant tout une lettre d’amour (II) destinée à faire émerger une poésie nouvelle unanimiste et cubiste (III).

I – Une lettre écrite au front

A – Une lettre

On remarque tout d’abord que le poème « Si je mourais là-bas » ressemble à une lettre.

Le poème est composé de cinq quintils (strophe de cinq vers) et d’un alexandrin isolé. Or cette composition fait penser à celle d’une lettre avec cinq paragraphes et une formule finale détachée du reste du texte.

Les apostrophes « ô Lou ma bien aimée » dans la première strophe et « Lou » dans la dernière désignent le destinataire, comme dans une lettre.

Le jeu sur les pronoms personnels (« je » et « tu ») inscrivent ce poème dans l’échange épistolaire :

Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses

L’anaphore de « souvenir » (à la 1re, 2ème, 3ème et 5ème strophe) ainsi que le verbe à l’impératif « Souviens-t-en » évoque la mémoire commune d’un passé partagé et suggère la distance physique entre les deux personnages comme dans une correspondance épistolaire.

B – Une évocation tragique de la guerre

Ce poème se rapproche d’une lettre écrite du front en pleine Première guerre mondiale comme le montre le champ lexical de la guerre : « mourais », « front de l’armée », « obus éclatant », « bel obus », « sang », « cheveux sanglants », « giclement de mon sang », « si je meurs », « Mon sang ».

La date d’écriture (« 30 janvier 1915 ») ancre également ce poème dans l’actualité de la Première guerre mondiale.

La mention des obus et l’anaphore du mot « sang » insistent sur la violence et le déchainement mortifère des armes nouvelles sur le monde.

C’est même un véritable tableau de guerre avec la dominante de la couleur rouge que dessine Apollinaire, comme le montre les anaphore du nom « sang » et du verbe « je rougirais ». Le rouge est si présent qu’il s’inscrit dans les visages.

La mort et la guerre sont également omniprésents à travers les allitérations en [m] et [r]  :

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée

L’allitération en [m] fait entendre le terme « mort » et l’allitération en [r] évoque le roulement de la mitraille qui était le quotidien des poilus au front.

De plus, des effets de répétitions et de circularité rappellent que cette guerre est une tragédie à laquelle les soldats ne peuvent échapper.

Ainsi, la répétition de l’expression « sur le front de l’armée » crée un effet d’enfermement et de circularité : le front est un lieu clos dont les soldats ne peuvent sortir.

L’anaphore de « sang » et le polyptote autour de la racine « éclat- » : « éclatant », « éclaté », « éclatante » donnent l’impression que le champ de bataille est un cercle vicieux dont les soldats sont captifs. (Le polyptote est une figure de style qui consiste en la répétition de plusieurs mots de la même racine).

Le polyptote autour de la racine «  éclat- » suggère aussi le démembrement des corps et les mutilations des soldats de la Grande guerre.

Par ce polyptote, Guillaume Apollinaire compose sous nos yeux un tableau cubiste où les corps sont éclatés, déconstruits, comme broyés par l’atrocité de la guerre.

L’antithèse « bel obus »  et la comparaison « semblable aux mimosas en fleur » rappelle l’ironie de Voltaire qui évoque la guerre comme une « boucherie héroïque » dans Le chapitre 3 de Candide.

L’adjectif « fatal » dans « Le fatal giclement de mon sang sur le monde» suggère le destin tragique des soldats.

Transition : Cette évocation de la guerre est l’occasion de composer une lettre d’amour.

II – Une lettre d’amour

A – Le registre lyrique

Ce poème est avant tout une lettre d’amour.

L’omniprésence de la première personne du singulier « Je » souvent placée en début de vers et le champ lexical de l’amour inscrivent ce poème dans le registre lyrique : « bien-aimée », « je rougirais », « tes jolis seins roses », « ta bouche », « tes cheveux sanglants », « belles choses », « galants », « amour inouï », « l’amant », « ton corps écarté », « jeunesse et d’amour », « bonheur ».

Le rouge du sang laisse place au rouge de la passion comme en atteste la répétition du verbe « rougirais ».

Le registre lyrique permet de célébrer la femme aimée.

B – La célébration de la femme aimée

 Guillaume Apollinaire célèbre Lou en employant des procédés lyriques traditionnels.

Le substantif « bien-aimée », légèrement archaïque précédé d’un « ô » célébrateur relève de la littérature courtoise.

Guillaume Apollinaire se place comme le vassal de Lou et le contexte guerrier joue comme une épreuve courtoise que l’amant doit surmonter pour être digne de la femme aimée.

Ce poème d’amour adopte aussi la stylistique de la prière dans le dernier vers : «Ô mon unique amour et ma grande folie ». Ce vers donne une dimension incantatoire au poème et divinise la femme aimée conformément à la tradition lyrique du XVIème siècle.

L’évocation des éléments du corps de Lou (« jolis seins », « bouche », « cheveux sanglants ») s’inscrit également dans la tradition des blasons poétiques qui célèbrent la femme aimée à travers une partie de son corps.

L’anaphore du terme « joli » et la métaphore florale « en fleur », « fruits d’or », « Aux fleurs » rappelle la poésie lyrique précieuse.

Mais cette célébration traditionnelle de la femme aimée ne doit pas cacher la modernité et l’audace de l’écriture d’Apollinaire.

Cette divinisation traditionnelle de la femme aimée laisse place à une évocation sensuelle et même érotique comme le montre l’évocation des « seins roses », le « fatal giclement » et le « corps écarté ».

La métaphore « tes cheveux sanglants » crée un choc des images surréaliste avant l’heure.

Transition : Derrière cette célébration de Lou, c’est une redéfinition de la poésie et de son pouvoir que réalise Guillaume Apollinaire.

III – Une définition de la poésie nouvelle

 A – Le pouvoir transformateur de la poésie

 Apollinaire montre dans « si je mourais là-bas » le pouvoir transformateur de la poésie qui invente le réel plus qu’il ne l’imite.

Ainsi, c’est l’irréel du présent ou conditionnel qui domine le poème : « Si je mourais là-bas, […]/Tu pleurerais/ s’éteindrait/Couvrirait/Je rougirais/Donnerait».

En fait, Guillaume Apollinaire met en scène de manière imaginaire sa présence au front où il ne sera appelé que le 4 avril 1915.

Le complément circonstanciel de lieu « là-bas » met une distance entre la situation de l’écrivain (à Nîmes) et le front de l’armée.

Comme chez Baudelaire ou Rimbaud, la poésie selon Apollinaire a des pouvoirs alchimiques et peut transformer le réel.

Les jeux à la rime dévoilent ce pouvoir de transformation :
♦ « armée » est suivi à la rime de « bien-aimée »;
♦ « meurt » est suivi de « fleur »;
♦ « sanglants » est suivi de « galants »
Ces jeux de rime donnent l’impression que la guerre peut être transformée par la poésie en amour et en concorde.

B – Les influences dans « Si je mourais là-bas » : l’unanimisme et le cubisme

« Si je mourais là-bas » est un poème qui s’inscrit dans plusieurs courants artistiques du début du 20ème siècle.

Tout d’abord, ce poème s’inscrit dans le courant unanimiste qui naît au tout début du XXème siècle autour d’écrivains et de poètes comme Jules Romains, Georges Duhamel et Charles Vildrac.

Les poètes unanimistes chantent l’ « âme collective » des humains qui accède à la « divinité » grâce à un sentiment de fraternité.

Plusieurs éléments inscrivent le poème « Si je mourais là-bas » dans ce courant unanimiste :

♦ Le champ lexical de la nature (« mimosas en fleur », « mer », « monts », « vals », « étoile », « soleils merveilleux », « fruits ») et l’allitération en [l] du vers « La mer les monts les vals et l‘étoile qui passe » suggèrent une musicalité de la nature, une harmonie que le poète cherche à saisir.

Alors que l’Europe est déchirée par la guerre, Apollinaire cherche ce qui unit plutôt que ce qui divise.

♦ L’unanimisme saisit la beauté du cosmos d’où le champ lexical de l’univers : « espace », « toutes choses », « monde », « vitesse », « onde ».

♦ Le vers « Un amour inouï descendrait sur le monde » est typique de la philosophie unanimiste car il prône une fraternité universelle.

♦ L’absence de ponctuation suggère aussi qu’Apollinaire veut supprimer tous les signes de séparation y compris syntaxiques.

Ensuite, en termes esthétiques, Guillaume Apollinaire s’inscrit dans ce qu’il a appelé lui-même le cubisme orphique.

Le cubisme orphique est un mouvement artistique autour du peintre Robert Delaunay qui détache la couleur des objets et crée des cercles concentriques qui donnent rythme et vitesse au tableau (voir mon illustration pour ce commentaire).

Cette esthétique apparaît dans « Si je mourais là-bas » à travers les anaphores le mot « soleils » au pluriel qui rappelle les tableaux de Robert et Sonia Delaunay.

Le chiasme syntaxique « Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde » reproduit cette impression de cercles concentriques propre au cubisme orphique.

Ce poème est ainsi une version littéraire du cubisme orphique et des tableaux de Delaunay.

Si je mourais là-bas, conclusion

 Avec « si je mourais là-bas » , Guillaume Apollinaire compose une poésie qui s’inscrit dans la tradition poétique mais qui explore aussi les champs ouverts par la modernité.

Ancré dans la Première Guerre mondiale, ce poème conjure la violence par un unanimisme puissant appelant à une fraternité universelle.

Certaines images du poème annoncent déjà le surréalisme dont Guillaume Apollinaire forge le terme en 1917.

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