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Voici une analyse linéaire du poème « Avant la nuit » issu du Recueil Mes forêts d’Hélène Dorion.
Le poème analysé se situe p.107 à 111 des Editions Bruno Doucey.
Avant la nuit, Mes forêts, Hélène Dorion, introduction
Hélène Dorion est une écrivaine, romancière et poétesse québecoise née en 1958.
Elle occupe une place importante aux yeux de la littérature francophone grâce à ses ouvrages en prose, à sa poésie, à ses nombreux prix littéraires et aux multiples traductions de son œuvre. Elle fut élue à l’Académie des Lettres et nommée Chevalière de l’Ordre National du Québec en 2006.
Dans son recueil Mes forêts, publié à l’automne 2021 aux Éditions Bruno Doucey, son écriture en vers libres et sans ponctuation livre une vision personnelle de la Nature. (Voir la fiche de lecture de Mes forêts d’Hélène Dorion)
Problématique
En quoi ce poème intitulé « Avant la nuit » crée-t-il une histoire à la fois intime et universelle ?
Plan linéaire
Dans un premier temps, du début du poème à « coton calcaire
« , nous étudierons les réminiscences qui fondent l’écriture lyrique.
Dans un second temps, de « mais l’histoire a continué
» à la fin du poème, nous analyserons l’histoire de l’humanité qui est livrée au lecteur.
I – Une écriture lyrique faite de réminiscences
De « Le plus grand » à « coton calcaire
»
Les deux vers qui ouvrent le poème font écho aux deux vers du poème précédent « Avant l’horizon » :
« Le plus grand a croisé le plus petit et
» (« Avant l’horizon » )
d’autres récit ont commencé
L’ordre grammatical, le lexique et la disposition du premier vers sont identiques : « Le plus grand a croisé le plus petit et
».
Mais la suite, en rejet, induite par la place de la conjonction de coordination marque une différence : le poème précédent indiquait « d’autres récits ont commencé
». Dans ce poème, l’expression devient : « d’autres histoires ont commencé
». Loin d’être une simple variation, ce changement de terme porte un sens. C’est en effet une histoire personnelle que va découvrir le lecteur, sous forme d’énumération à la Prévert.
A – Des souvenirs d’enfance vivants
De « sont venus la maternité » à « l’hôpital du Saint-Sacrement
»
Les trois strophes constituent des énumérations de sujet postposé au verbe « sont venus
».
L’absence de ponctuation crée une impression de liberté : les souvenirs remontent à la surface, les uns à la suite des autres.
La poétesse semble faire revivre presque chronologiquement des bribes de vie qui reviennent à la mémoire. Les asyndètes (=absence de liaison entre deux termes) et l’absence de virgule amplifient cette impression de voir les souvenirs surgir par fragments.
Les trois espacements béants visibles à la lecture (vers 6, 7 et 8) créent un rythme particulier dans ces réminiscences, comme s’ils étaient ponctués de silence.
Tour à tour, des lieux, des objets, des endroits privés (« la piscine minuscule », « dans le jardin
») émergent de la mémoire. Il n’y a pas de lien apparent. Mais un passé d’enfant se dessine : nommée « Summerside
», la rue développe ainsi des souvenirs d’« étés à la mer
».
Grâce à ces vers irréguliers, aucun souvenir n’est figé.
L’accumulation de ces lieux et de ces moments suggère des phases de bonheur et de quiétude.
La strophe s’achève sur un contre-rejet qui reprend le même verbe qui ouvrait la strophe « sont venus
». Les sujets postposés de ce second verbe se trouvent au début de la deuxième strophe « la solitude et les cris des parents…
» . Ce contre rejet surprenant crée une structure mouvante et ondulatoire, à l’image des souvenirs qui remontent à la mémoire.
De vers en vers, le ressenti d’un enfant apparaît : en effet, le sujet poétique se positionne par rapport aux « cris des parents
».
L’atmosphère de bord de mer est étoffée par les termes « goélands », « marées », « châteaux cassés
». Ce sont donc des épisodes autobiographiques de jeunesse qui remontent à la surface.
Tous les sens sont sollicités : l’ouïe (les cris), la vue, mais aussi l’odorat (« l’odeur de la nuit »).
Puis, progressivement, les souvenirs d’école émergent à travers des images et des objets symboliques : « la jupe à carreaux les blouses/couleur pastel la grammaire des années/John F. Kennedy
». Un regard tendre se pose sur ces premières années d’écolier jusqu’aux derniers vers de la strophe.
Là, le lecteur découvre peu à peu un univers personnalisé plus inquiétant : « les ombres/qui se soulèvent / l’hôpital du Saint-Sacrement
». La mention géographique de cet hôpital à Québec pourrait rappeler le lien d’Hélène Dorion à sa propre enfance.
B – Une introspection complexe
De « puis sont venus les nuits » à « et de la pomme
»
Après un lyrisme empreint de mélancolie, le poème prend donc une tonalité différente, comme en témoignent les termes à connotation péjorative : « les nuits de peur », « abandon », « la fenêtre noire », « les trajets interminables »
.
Le rythme semble s’accélérer et mêler les peurs intériorisées de l’enfant à un quotidien scolaire (« l’étui à crayons / le cahier rose
»).
Les vers suivants paraissent retracer une catastrophe vécue : «la vague qui me renverse / et la main de ma sœur me rattrape
». Mais aucune émotion ou analyse ne vient figer la portée de cet événement.
Par la suite, « le club des cinq
» peut aussi bien évoquer la collection de livres du même nom, une amitié indéfectible ou un lien familial puissant. Sans clef de lecture, le lecteur s’abandonne à ces énumérations polysémiques qui fonctionnent par asyndète.
Chronologiquement, les derniers vers s’attachent à un âge adolescent, au récit d’un amour vécu dans la chair : « la bouche du garçon sur ma bouche
», « des vies qui se confondent », « le feu de joie dans le corps
».
La métaphore « le vertige de l’inconnu
» souligne avec pudeur la découverte de l’amour et les émotions qui en jaillissent.
Avec le contre-rejet « sont venus », la suite des énumérations se poursuit sur la strophe suivante. Inaugurée par un souvenir lié au bruit des vagues, elle prend un tour différent avec l’expression « le regard fou de l’homme/ au coin de la rue
». Caractérisée par le déterminant défini (« l’homme »), la personne n’est pourtant pas identifiée ni nommée pour le lecteur. Cette inquiétude se vérifie par la réaction au vers suivant : « ma course vers la maison
». Le zeugme « le château de cartes et de silence de mon père
» joint une activité triviale et une absence de réaction. Implicitement, en soulignant une forme de fragilité et d’insensibilité, ce vers constitue un reproche.
Après l’expression d’une inquiétude et d’une forme d’accusation, vient un temps d’abandon à peine mesurable et toujours à la frontière. C’est ce que suggèrent les expressions « au bout de l’horizon », « vers la rive », « fragment d’éternité », « entre les doigts
».
À défaut de ponctuation, la disposition particulière des vers et les sonorités jouent structurent parfois les vers : « le long paradoxe / de l’arbre / et de la pomme
». Cette expression rappelle l’image de l’œuf et de la poule. Elle est empreinte de références bibliques puisque l’arbre et la pomme font songer au récit de la Genèse et donc des origines de l’homme. La poétesse semble donc s’interroger sur les origines.
C – La fragilité de la vie
De « ici tout pourrait s’éteindre » à « coton calcaire
»
Le sujet poétique invite à prendre conscience de la fragilité de ces souvenirs évanescents : « ici tout pourrait s’éteindre / devenir poussière / de passé qui flotte dans l’air / tout aurait pu ne pas être
».
Les verbes au conditionnel « pourrait » et « aurait pu
» souligne l’irréalité des souvenirs qui semblent insaisissables, impression amplifiée par l’allitération en « s » et l’assonance en « é » qui restituent la légèreté et la fugacité des souvenirs : « Ici tout pourrait s‘éteindre / devenir poussière / de passé qui flotte dans l’air / tout aurait pu ne pas être
» . C’est finalement l’écriture poétique qui donne son existence à chaque moment vécu.
L’énumération suivante semble reposer sur des dons de la Nature utiles à l’homme, pour l’énergie (charbon, pétrole), la construction (fer, argile, gravier, sable), les vêtements (laine, coton), la nourriture (riz, maïs)… L’enchaînement par asyndète (=absence de mots de liaison) de ces noms communs semble mettre en évidence l’utilisation brutale et sans égard par l’homme de ces ressources parfois fragiles.
II – L’histoire de l’humanité
De « Mais l’histoire a continué
» à la fin du poème
Le vers « mais l’histoire a continué
» est détaché sur la page. Sa place et l’emploi de la conjonction de coordination d’opposition « mais » marquent un tournant dans le poème.
A – Entre création et destruction
De « mais l’histoire a continué » à « se froissent
»
L’histoire personnelle prend une portée plus vaste et laisse place à «la longue marche du savoir
».
Cette dernière est illustrée par une chronologie des découvertes de l’Homme : « de l’argile à l’or », « de l’âge d’airain / à l’âge de fer », « de la roue/ jusqu’à l’ère numérique
». Les espacements entre les groupes de mots semblent restituer les sauts dans le temps.
Puis apparaît un verbe mis en exergue par sa position en contre-rejet : « sont venus« . Les sujets postposés apparaissent aux vers suivants : « les angles tristes et les tours blessées / la colère de lourds printemps…
« . Cette postposition des sujets rappelle la langue liturgique, des textes bibliques ou les récits anciens.
La poésie se fait art de la suggestion et s’inscrit désormais dans la grande Histoire de l’Humanité. Ainsi, la métaphore « les anges tristes et les tours blessées
» pourrait faire référence aux attentats du World Trade Center le 11 septembre 2001. À ce sujet, la poétesse en souligne métaphoriquement les causes et les conséquences : « l’invisible bourreau / la cueillette inlassable d’informations/qui prononcent de vacillantes vérités
».
L’absence de ponctuation pourrait aussi relier « le sucre et l’acide /sur la langue
» au vers précédent, comme si les vérités pouvaient être agréables ou désagréables.
Le lecteur peut aussi lire ensemble les vers « sur la langue / les mots qui tournent
».
Le passage d’une idée à une autre est lié à une sensibilité plus qu’à un ordre rationnel : ainsi « l’histoire d’une pomme
» suscite l’arrivée de l’orange.
Par la suite, les couleurs explosent au fil des vers : d’abord, la mention explicite picturale « dans les jardins de Cézanne
» puis la comparaison avec le contre-rejet « l’orange/bleue comme la Terre
» évoque le poème de Paul Éluard (« La terre est bleue comme une orange…« ).
L’Homme est donc capable du pire comme du meilleur, dans son acte de création.
La fin de ce mouvement, avec la comparaison « et nos vies comme des étoffes / se froissent
», rappelle la fragilité de l’existence humaine.
B – Une histoire faite d’incrustations littéraires
De « dans le paysage du temps » à « puis chuté de nouveau
»
Les deux premiers vers « dans le paysage du temps / la nuit s’approfondit
» sont isolés car séparés par des blancs. Ils invitent ainsi à une lecture lente.
Les strophes retrouvent une structure grammaticale avec un pronom sujet « on » et des verbes qui soulignent peu à peu une mise en action : « on se met à rêver », « on voit », « on lit », « on aperçoit », « on traverse », « on a marché », « on a trébuché
». Le pronom impersonnel « on » peut désigner à la fois la poétesse et le lecteur. Les verbes font tous signe vers l’idée d’introspection et de découverte.
Un décor naturel et littéraire apparaît au fil des vers. Tout d’abord, l’expression « du haut des falaises de Rilke
» fait référence au Château de Duino, falaise où le poète allemand Rilke a écrit ses Élégies.
La mention de « la forêt de Dante
», poète italien, rappelle la forêt des suicidés du Chant XIII de la Divine Comédie.
Les temporalités s’entrechoquent comme l’illustre l’antithèse dans les vers « on voit le passé / déjà on lit le futur
».
La nature est une force que nul ne peut arrêter : « l’aigle et la corneille / qui déchirent le rideau de l’histoire
».
Puis, le décor littéraire s’étoffe, avec « le bois de Walden
». Cette référence au récit de l’écrivain américain Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, révèle au monde la place prépondérante de la nature dans l’écriture.
Quant aux « saisons de Zanzotto », elles font écho aux Haïkus pour une saison d’Andrea Zanzotto.
« Les paysages intérieurs / d’Hopkins
» rappellent les tableaux du peintre paysagiste Gordon Hopkins.
Enfin, « les clairières de Zambrano
» constituent le titre raccourci de l’ouvrage de Maria Zambrano, Les Clairières du bois.
La poétesse semble prendre plaisir à explorer la littérature comme on explore un paysage ou une forêt. La littérature et l’art forment un paysage intérieur.
La marche est longue et révolue, comme en témoigne l’utilisation du passé composé : « on a marché », « on s’est plongé », « on a trébuché / rebondi / puis chuté de nouveau
». Symboliquement, la marche désigne la vie de l’Homme mais aussi l’écriture poétique.
Cette dernière a un objectif, exprimé par le complément circonstanciel de lieu « vers la connaissance de soi
», et une modalité, exprimée par le complément circonstanciel de manière « dans le long travail de l’amour
».
B – Les pouvoirs de la poésie
De « le temps jamais ne s’arrête
» à la fin
Les derniers vers confirment la toute-puissance de la Nature, qui est douée de parole, comme l’indiquent les personnifications « nous dit l’arbre / nous dit la forêt
».
Le message est essentiel et son importance et sa solennité sont restituées par l’antéposition de l’adverbe jamais (avant le verbe) : « le temps jamais ne s’arrête
».
Mais l’écriture poétique a ce pouvoir de suspendre le temps en nous faisant prendre conscience du moment présent. Le vers « et sur la branche du présent
» n’est pas sans rappeler le carpe diem d’Horace qui invitait à cueillir le jour.
Le changement de strophe restitue cette suspension du temps. Puis la force de la poésie se déploie dans la dernière strophe, puisqu’elle est aussi personnifiée (« un poème murmure
»).
L’écriture devient presque une révélation divine : « un chemin vaste et lumineux / qui donne sens / à ce qu’on appelle humanité
». L’écriture poétique est donc capable de donner un sens au chaos apparent du monde.
Avant la nuit, Hélène Dorion, conclusion
Ce long poème rend compte tout d’abord d’une histoire intime, faite de souvenirs d’enfance, de moments heureux et de traumatismes.
Le rythme particulier, par asyndète, en fait des bribes fragiles.
Ensuite, il s’inscrit dans l’histoire de l’Humanité de façon plus vaste. La chronologie laisse place à des souvenirs plus récents, jamais explicitement nommés. Seules demeurent les références littéraires et picturales qui créent un décor unique : toutes ont en commun la place de choix réservée à la Nature.
Pour Hélène Dorion, l’écoute de la nature constitue cet art d’arrêter le temps et de donner un sens pour l’Humanité.
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