Gargantua, chapitre 21 : analyse linéaire

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Je te propose ici une lecture linéaire du chapitre 21 de Gargantua de François Rabelais, de «Cela fait, il voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates » jusqu’à « comme dit le Comique, son âme était à la cuisine. »

La translation en français moderne utilisée ici est celle de Maurice Rat de l’Edition Bibliolycée chez Hachette.

Gargantua, chapitre 21, introduction

Gargantua, publié en 1534 par François Rabelais, est une œuvre qui marque la transition entre la scolastique médiévale* (*enseignement philosophique et religieux dispensé au Moyen-âge) et l’approche humaniste du monde. (Voir la fiche de lecture pour le bac Gargantua de Rabelais)

Cette transition est illustrée par l’éducation que suit Gargantua.

Placé d’abord sous l’autorité de Thubal Holopherne, un docteur en théologie, l’esprit de Gargantua périclite. Le précepteur sophiste applique en effet la méthode scolastique, fondée sur l’apprentissage par cœur.

Grandgousier décide alors de confier l’éducation de Gargantua à Ponocrate, un précepteur humaniste. Ponos signifie travail et kratos signifie force, pouvoir.

Problématique :

Comment Rabelais fait-il la satire de l’éducation scolastique dans cet extrait ?

Annonce de plan linéaire

Ponocrate souhaite observer le résultat de l’éducation scolastique que Gargantua a reçue. L’extrait permet ainsi à Rabelais de faire la satire des méthodes de l’enseignement médiéval (I) mais aussi la satire de l’Eglise catholique, en voie de corruption (II).

Extrait étudié

Cela fait, il voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrate. Mais celui-ci, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entreprendre par quel moyen, en un si long temps, ses anciens précepteurs l’avaient rendu fat, niais et ignorant.
Il disposait donc de son temps de telle façon qu’il s’éveillait soudainement entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non : ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguant ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis il gambillait, gigotait et paillardait parmi le lit quelque temps, pour mieux ébaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais il portait volontiers une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient qu’autrement se peigner, laver et nettoyer était perdre son temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se mouchait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et le mauvais air : belles tripes frites, belles grillades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de premier matin. Ponocrate lui remontrait qu’il ne devait se repaître si tôt au sortir du lit, sans avoir fait premièrement quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois parmi le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi par le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disant que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant ils y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier à sa licence à Paris, que ce n’est pas tout l’avantage de courir bien vite, mais bien de partir de bonne heure ; ce n’est point non plus la santé totale de notre humanité de boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin, unde versus:

« Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur. »

Après avoir bien à point déjeuné, il allait à l’église, et on lui portait, dans un gros panier, un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, un peu plus un peu moins, onze quintaux six livres. Là il entendait vingt-six ou trente messes. Pendant ce temps son diseur d’heures venait en place, empaletoqué comme une huppe, et ayant très bien antidoté son haleine à force de sirop de vigne. Il marmonnait avec lui toutes ses kyrielles et les épluchait tant soigneusement qu’il n’en tombait un seul grain à terre.
Au sortir de l’église, on lui amenait, sur un train à bœufs, un monceau de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet, et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux assis sur son livre, mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.

Gargantua, Rabelais, chapitre 21 – Translation en français moderne par Maurice Rat.

I – La satire de l’éducation scolastique

(de « Cela fait » jusqu’à « en ce monde »)

Gargantua montre de l’enthousiasme à découvrir la pédagogie de Ponocrate comme le montre la première phrase : « il voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrate ».

La perspective de sortir de la scolastique médiévale semble donc éveiller chez Gargantua la volonté et la curiosité, deux forces qui étaient en sommeil dans son éducation précédente.

Mais Ponocrate se place d’abord en situation d’observateur.

La proposition subordonnée de but (« afin d’entreprendre, par quel moyen …« ) témoigne de la méthodologie réfléchie du nouveau précepteur, qui procède par étapes bien définies.

L’énumération ternaire qui termine la phrase, « fat, niais et ignorant », fait sourire et donne immédiatement la tonalité satirique de la description qui va suivre.

Tout d’abord, Ponocrate observe que Gargantua ne respecte pas le rythme de la nature, puisqu’ « il s’éveillait soudainement entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non ».

Ce réveil semble brutal comme le suggère l’adverbe « soudainement ».

Ce réveil, en marge des lois de la nature, est pourtant recommandé autoritairement par les maîtres théologiens, comme le souligne le verbe « ordonné ».

Pire encore, les anciens maîtres justifient ce rythme contre-nature en citant les Psaumes de la Bible : « vanum est vobis ante lucem surgere » (il est vain de vous le lever avant la lumière du jour).

Rabelais se moque des sophistes de l’époque, maîtres de rhétoriques, qui excellent dans l’art de convaincre de tout et de son contraire. Citer la bible leur permet d’impressionner et illusionner les élèves.

Rabelais poursuit avec un portrait en action de Gargantua, à travers l’énumération de verbes à l’imparfait, qui suggèrent un comportement habituel : « il gambillait, gigotait et paillardait ».

L’allitération en [g] et [y] (« il gambillait, gigotait et paillardait ») suggère un mouvement incontrôlé, opposé au calme de l’étude.

Le verbe « paillardait » désigne le fait de traîner dans le lit mais se rapproche de l’adjectif « paillard » qui signifie « d’un érotisme gras et vulgaire ».

Cette satire est renforcée par la proximité étymologique entre le terme « paillardait » et la « paille », qui contribue à l’animalisation de Gargantua.

La référence aux « esprits animaux » reprend une théorie médicinale grecque, reprise au Moyen âge par Saint Thomas d’Aquin. Cette référence est parodique et satirique car la philosophie de Saint Thomas d’Aquin est détournée pour expliquer la fainéantise et l’oisiveté de Gargantua, qui transparaît dans le verbe « ébaudir ».

Le lit est l’espace préféré de Gargantua, mais il ne symbolise pas pour lui le repos mais plutôt l’oisiveté et la disposition au péché.

Rabelais se livre ensuite à une satire de l’université scolastique. La « grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renard » forme une image parodique de la robe des professeurs d’université en vigueur depuis le XIVème siècle.

Les « renards » qui composent la texture de la robe suggèrent la ruse et la rhétorique trompeuse.

L’humour est omniprésent, comme dans le jeu de mot sur le nom d’un sorbonnard, Almain, où l’on entend le substantif « main » qui permet à Gargantua de se peigner. Rabelais critique subtilement la philosophie scolastique dans laquelle un peigne n’est pas un peigne mais une main.

Pour les précepteurs médiévaux, « se peigner, laver et nettoyer était perdre son temps en ce monde.« . Rabelais dénonce la négligence du corps dans l’enseignement scolastique. Au contraire, l’esprit humaniste souhaite une saine complémentarité entre le corps et l’esprit.

L’expression « en ce monde » donne une tonalité religieuse à l’enseignement scolastique, mais elle est parodique car la saleté du corps n’a rien de spirituelle.

Rabelais depeint ensuite la vie quotidienne de Gargantua dans une longue énumération de verbes à l’imparfait d’habitude : « il fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, baillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait, se mouchait en archidiacre ».

Cette succession comique de verbe, très rythmée, animalise Gargantua. On est loin du projet humaniste qui vise à élever l’homme, à le rendre plus noble.

Les allitérations en [t ], [p] et [ʃ] laissent entendre comiquement les flatulences et diverses déjections du personnage : « il fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, baillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait, se mouchait en archidiacre »

II – Une satire de l’Eglise

(de « Puis il fientait… » jusqu’à « son âme était en la cuisine »)

Cette description fait la critique des hommes d’Eglise comme le suggère l’expression « se mouchait en archidiacre », l’archidiacre étant un dignitaire ecclésiastique.

Rabelais accentue cette satire de l’Eglise à travers l’énumération des repas de Gargantua qui témoignent d’un abandon au péché de gourmandise : « belles tripes frites, belles grillades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de premier matin« .

La répétition de l’adjectif « beau » (« belles tripes », « belles grillades », « beaux jambons », « belles cabirotades ») est comique : tous les mets sont encensés, sans hiérarchie, soulignant la gloutonnerie de Gargantua. Surtout, cette beauté se rapporte à des nourritures terrestres et non spirituelles, comme cela devrait être le cas.

Les remontrances de Ponocrate sont rapportées au discours indirect : « Ponocrate lui remontrait qu’il ne devait se repaître si tôt au sortir du lit, sans avoir fait premièrement quelque exercice. « 

Ponocrate incarne ici la sagesse, mais fait aussi preuve d’ironie à travers l’emploi du verbe « repaître »qui suggère l’animalisation de Gargantua.

Gargantua s’oppose pourtant à lui théâtralement, comme le montre l’interjection « Quoi ? » .

L’accumulation des interrogatives accentuent ce caractère dramatique et la bêtise du jeune géant : « Quoi ? N’ai-je pas fait suffisant exercice ? (…) N’est-ce pas assez ? ».

La référence au Pape Alexandre VI, connu par sa vie de débauche, ne met pas à l’honneur l’Eglise catholique.

La satire se poursuit par le champ lexical de l’alcool qui infuse le texte (« buvaient », « de boire », « boire matin », « Boire matin »). Pour les hommes d’Eglise, l’ivresse de la bouteille a remplacé l’ivresse mystique ou la contemplation.

La vie de Gargantua est donc placée sous le signe de l’excès, loin de la modération et de la sagesse attendue d’un étudiant en théologie : « boire à tas, à tas, à tas ». La répétition de « à tas » exprime la persévérance diabolique dans la concupiscence et le péché.

Rabelais joue aussi sur la polysémie du terme « licence » qui désigne à la fois le permis d’enseigner la théologie mais aussi et surtout ici l’abandon aux péchés : « maître Tubal, qui fut premier à sa licence à Paris » .

Les anciens maîtres menaient Gargantua à l’église où il était embarrassé d’un lourd matériel : « un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, un peu plus un peu moins, onze quintaux six livres. « 

Le champ lexical du poids « gros panier », « gros bréviaire », « pesant », « graisse », « onze quintaux » dévoile la lourdeur de l’enseignement médiéval, bien éloigné des grandeurs spirituelles.

Ce champ lexical suggère aussi le poids du péché dans ses églises, comme si Rabelais reprenait à son compte les critiques de Luther formulées 17 ans plus tôt.

Le champ lexical de la liturgie (« messes », « kyrielles » « grain », « monceau de patenôtres ») n’amène pas l’homme vers la contemplation car les messes sont interminables et redondantes (« il entendait vingt-six ou trente messes»).

Le lourd chapelet est désacralisé car il est assimilé à un aliment qu’on épluche : il « les épluchait tant soigneusement qu’il n’en tombait un seul grain à terre. » L’exercice de la religion devient une simple habitude quotidienne, comme celle de faire la cuisine.

L’extrait s’achève sur une référence à Térence, poète comique latin  : « son âme était en la cuisine ». Cette phrase résume l’éducation inefficace de Gargantua, qui le rend grossier et trivial, au lieu de l’élever vers la vertu ou la noblesse.

Gargantua, chapitre 21, conclusion

Au début du chapitre 21, Ponocrate observe chez son élève le résultat de son éducation scolastique passée.

La description des journées de Gargantua est l’occasion pour François Rabelais de dresser la satire de l’enseignement scolastique et de l’Église catholique, dont la corruption est de plus en plus visible.

À l’issue de ce passage, une question se pose : comment Ponocrate va-t-il pouvoir réinitialiser le cerveau de Gargantua ?

L’éducation humaniste commence en effet par un désapprentissage des enseignements médiévaux afin de pouvoir s’imprégner positivement des valeurs de l’humanisme.

C’est dans le chapitre 23 que le lecteur va découvrir la méthode d’apprentissage de Ponocrate fondée sur la curiosité scientifique, la lecture des textes anciens, la réflexion et l’harmonie entre le corps et l’esprit.

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Amélie Vioux

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