Je vais te dire un grand secret, Aragon : analyse

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Voici une analyse linéaire du poème « Je vais te dire un grand secret », issu du recueil Elsa de Louis Aragon.

Poète, journaliste et romancier français, Louis Aragon (1897-1982) a marqué le mouvement surréaliste : ses engagements politiques au sein du parti communiste et de la Résistance et littéraires au sein de la revue Littérature, et ses amitiés avec André Breton et Paul Eluard ont fait de lui une figure centrale de ce mouvement littéraire.

Après avoir été mobilisé comme brancardier lors de la Première Guerre mondiale et avoir connu une histoire d’amour malheureuse, il rencontre Elsa Triolet en 1928, qui sera sa muse.

Ce poème, extrait du recueil éponyme, est constitué de 5 strophes, en vers libre et sans ponctuation.

Poème étudié

Je vais te dire un grand secret Le temps c’est toi
Le temps est femme Il a
Besoin qu’on le courtise et qu’on s’asseye
A ses pieds le temps comme une robe à défaire
Le temps comme une chevelure sans fin
Peignée
Un miroir que le souffle embue et désembue
Le temps c’est toi qui dors à l’aube où je m’éveille

C’est toi comme un couteau traversant mon gosier
Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point
Ce tourment du temps arrêté comme le sang dans les vaisseaux bleus
Et c’est bien pire que le désir interminablement non satisfait
Que cette soif de l’oeil quand tu marches dans la pièce
Et je sais qu’il ne faut pas rompre l’enchantement
Bien pire que de te sentir étrangère
Fuyante
La tête ailleurs et le coeur dans un autre siècle déjà
Mon Dieu que les mots sont lourds Il s’agit bien de cela
Mon amour au-delà du plaisir mon amour hors de portée aujourd’hui de l’atteinte
Toi qui bats à ma tempe horloge
Et si tu ne respires pas j’étouffe
Et sur ma chair hésite et se pose ton pas

Je vais te dire un grand secret Toute parole
A ma lèvre est une pauvresse qui mendie
Une misère pour tes mains une chose qui noircit sous ton regard
Et c’est pourquoi je dis si souvent que je t’aime
Faute d’un cristal assez clair d’une phrase que tu mettrais à ton cou
Ne t’offense pas de mon parler vulgaire Il est
L’eau simple qui fait ce bruit désagréable dans le feu

Je vais te dire un grand secret Je ne sais pas
Parler du temps qui te ressemble
Je ne sais parler de toi je fais semblant
Comme ceux très longtemps sur le quai d’une gare
Qui agitent la main après que les trains sont partis
Et le poignet s’éteint du poids nouveau des larmes

Je vais te dire un grand secret J’ai peur de toi
Peur de ce qui t’accompagne au soir vers les fenêtres
Des gestes que tu fais des mots qu’on ne dit pas
J’ai peur du temps rapide et lent j’ai peur de toi
Je vais te dire un grand secret Ferme les portes
Il est plus facile de mourir que d’aimer
C’est pourquoi je me donne le mal de vivre
Mon amour.

« Je vais te dire un grand secret », Louis Aragon, Elsa

Problématique

En quoi ce poème est-il une véritable ode à l’amour qui réinvente le topos du temps ?

Plan linéaire

Après avoir montré que le temps devient un objet de sensualité féminine, nous verrons qu’il est aussi une source de souffrance pour le poète.

Dans un troisième temps, nous analyserons l’insuffisance des mots pour exprimer l’amour avant de montrer que pour le poète, dire l’indicible est nécessaire pour chanter l’amour.

I – Le temps, un objet de sensualité féminine

Du début du poème à « à l’aube où je m’éveille »

Le poème s’ouvre sur un dialogue entre le sujet poétique (je) et un destinataire tutoyé. Une relation intime se noue donc dès le premier vers, comme l’illustre la confidence « Je vais te dire un grand secret ».

Le temps et la femme aimée se mêlent alors : les deux vont de pair, comme l’indique la structure emphatique : « Le temps c’est toi ».

Le poète tente de saisir l’essence du temps qu’il définit avec le verbe « être » conjugué au présent à valeur de vérité générale : « Le temps est femme ».

La métaphore féminine permet donc de définir le temps et le poète s’en explique, en jouant avec le rythme des vers : le contre-rejet « Il a » laisse le lecteur dans l’attente : telle une femme, le temps aime être un objet de séduction, comme en témoigne les vers suivants « besoin qu’on le courtise et qu’on s’asseye / A ses pieds ».

Puis, il est comparé tour à tour à un vêtement sensuel, « comme une robe à défaire », à un attribut féminin « comme une chevelure sans fin / Peignée », à un « miroir » sur lequel le souffle des amants se pose.

La métaphore finale subsume les précédentes : « Le temps c’est toi qui dors / à l’aube où je m’éveille ». La scène intime de la chambre à coucher se matérialise ici sous la forme d’un alexandrin plus classique, en deux hémistiches. Le recours à l’alexandrin, vers noble par excellence, donne à ce vers une solennité particulière.

II – Le temps, une source de souffrance

De « C’est toi comme un couteau » à « et se pose ton pas »

La scène apaisante et lyrique de la première strophe laisse place à une autre tonalité, presque tragique, comme l’illustre la comparaison « comme un couteau traversant mon gosier » et le champ lexical de la souffrance (« couteau », « tourment » x2, « sang », « interminablement »).

L’irruption d’un terme plus trivial (« gosier ») ramène le lecteur à la réalité.

Le temps fait souffrir et pousse le poète à se lamenter, avec l’interjection « Oh » : « Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point ».

La comparaison « comme le sang dans les vaisseaux bleus » matérialise cette souffrance physique.

Aragon ne cache pas le désir qu’il éprouve pour la femme aimée, comme l’illustre la phrase « cette soif de l’oeil quand tu marches dans la pièce ».

L’intensité de leur amour se ressent dans l’expression « Et je sais qu’il ne faut pas rompre l’enchantement ».

Le temps qui passe est source de douleur, au point que le vers se déstructure (« Bien pire que de te sentir étrangère / Fuyante »).

La femme aimée apparaît inaccessible, ce qui reprend un topos de la poésie courtoise, où la femme est traditionnellement inatteignable.

Mais Aragon modernise ce topos avec des expressions surprenantes.

Il constate la séparation entre sa raison (« la tête ailleurs ») et ses sentiments (« le coeur dans un autre siècle déjà »), impression renforcée par les expressions « te sentir étrangère », « fuyante », « hors de portée aujourd’hui de l’atteinte ».

Il se livre alors à un soliloque où l’absence de ponctuation reflète le passage d’un état d’esprit à un autre : de la lamentation par le registre élégiaque (« Mon Dieu que les mots sont lourds ») à la lucidité (« Il s’agit bien de cela »).

Les soubresauts de l’amour, qui va «au-delà du plaisir » ou est « hors de portée » conduisent à une conscience aiguë du temps qui passe.

Le champ lexical de la lourdeur restitue une souffrance presque charnelle : « lourds », « bats à ma tempe », « j’étouffe », « ma chair » « se pose ».

 De plus, les « tu » se brouillent : ils désignent tantôt le temps qui passe comme dans le vers « Toi qui bats à ma tempe horloge », tantôt la femme aimée qui est la condition-même de la vie (« Et si tu ne respires pas j’étouffe »). Le temps et la femme se superposent.

III – La pauvreté des mots pour dire l’amour

De « Je vais te dire » à « désagréable dans le feu »

Les premiers mots du poème « Je vais te dire un grand secret » reviennent scander les trois dernières strophes, avec quelques modifications.

La confidence à venir est celle d’un aveu de faiblesse : la parole, mise en avant par le contre-rejet à la fin de vers 23 est insuffisante pour dire l’amour. Le contre-rejet crée une rupture qui mime cette attente déçue vis-à-vis de la parole.

Les trois métaphores péjoratives qui suivent dévalorisent la parole : elle est assimilée à  « une pauvresse qui mendie », « une misère pour tes mains », « une chose qui noircit sous ton regard ». Toute parole semble donc inférieure face à l’aura de la femme aimée.

Le poète constate que ses mots d’amour ne parviennent pas à rendre l’intensité de ses sentiments, d’où ses répétitions : « Et c’est pourquoi je dis si souvent que je t’aime ».  

Malgré l’insistance de ses paroles d’amour, indiquée par les deux adverbes « si » et « souvent », ces dernières sont en-deça de la pureté que le poète voudrait exprimer.

Il interpelle même la femme aimée par l’expression d’une défense : « Ne t’offense pas de mon parler vulgaire ». Les mots d’amour « je t’aime » sont désignés par la périphrase « mon parler vulgaire ».

Comme l’indique le dernier vers, les mots paraissent presque fades, ils sont assimilés à « l’eau simple » qui provoque un « bruit désagréable » face au feu suscité par la passion amoureuse.

Le contre-rejet de « Il est » au vers précédent restitue l’attente déçue face à l’insuffisance des mots : « il est / L’eau simple qui fait ce bruit désagréable dans le feu »

IV – Dire l’indicible

De « Je vais te dire un grand secret » à « du poids nouveau des larmes »

La strophe suivante constitue un aveu de faiblesse et d’ignorance pour parler du temps et de la femme aimée comme le confirme la phrase négative « je ne sais pas » répétée deux fois.  

La répétition de cette négation et du verbe « parler » finit par superposer la femme et le temps, qui semblent se confondre en une seule entité : « Je ne sais pas / parler du temps » et « Je ne sais pas parler de toi ».

Le poète avoue un paradoxe douloureux : il se retrouve impuissant pour mettre des mots sur ses sentiments.

Seule la comparaison avec le départ des êtres aimés par le train lui permet d’évoquer l’intensité de son amour (« très longtemps », « après que les trains sont partis »).

Mais ce départ est synonyme de mort et de chagrin comme le suggèrent le verbe s’éteindre et la référence aux larmes : « Et le poignet s’éteint du poids nouveau des larmes ».

On note qu’aucun signe de ponctuation ne vient mettre un terme au chagrin du poète.

V – Une invitation à l’amour

De « Je vais te dire » à « mon amour »

L’ode à l’amour s’achève sur des assertions qui peuvent paraître paradoxales : « J’ai peur de toi », répété à deux reprises, « J’ai peur du temps rapide et lent ». L’antithèse rapide/lent met en relief les sentiments contradictoires du poète.

En réalité, le poète ose exprimer cette peur, corollaire de son amour intense : dire l’amour ou le taire deviennent tour à tour source d’angoisse. Ainsi, l’amour repose sur des non dits ; il ne passe pas que par la parole : « Des gestes que tu fais des mots qu’on ne dit pas ».

Les derniers vers sont une invitation à l’intime, comme l’illustre l’impératif « Ferme les portes ». Le poète exprime ses contradictions dans une série d’antithèses mourir/aimer et mal/vivre:
« Il est plus facile de mourir que d’aimer /
C’est pourquoi je me donne le mal de vivre /
Mon amour. 
»

Le rejet de l’expression hypocoristique (=affectueuse) « Mon amour » ainsi que le seul point du poème mettent en valeur la relation unique qui relie les amants.

Je vais te dire un grand secret, Aragon, conclusion

Louis Aragon a réinventé le lyrisme traditionnel.

Si l’amour et le temps sont indissociables dans ce poème, ils sont intimement liés à la femme aimée, en filigrane mais omniprésente.

En effet, le poète ne cache rien de ses questionnements ni de ses peurs : il a conscience de la pauvreté du langage pour révéler son amour mais il parvient à le déclarer ici avec force, en jouant avec les rythmes.

De même, dans le poème « Les Yeux d’Elsa » ou « Les mains d’Elsa », Louis Aragon rend compte de cet envoûtement amoureux.

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Amélie Vioux

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