Colette, « Jour gris » : analyse linéaire

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Voici une lecture linéaire de la nouvelle «Jour gris» issu des Vrilles de la vigne de Colette.

L’extrait étudié va de «Et si tu arrivais, un jour d’été…» à «en pétales de nacre rose, ô coquillages…»

« Jour gris », Les Vrilles de la vigne, Colette, introduction

«Jour gris» est une courte nouvelle qui prend place dans Les Vrilles de la vigne, recueil de souvenirs et de récits publiés par Colette en 1908.

L’écrivaine y fait part de son amour pour la nature, de sa nostalgie des paysages de son enfance, de souvenirs des bords de mer qu’elle a connus plus tard, de réflexions personnelles sur le temps, de portraits de personnes chères. (Voir ma fiche de lecture sur Sido et Les Vrilles de la vigne)

Dans «Jour gris» se tisse un dialogue entre l’écrivaine et un amant dont on n’entend pas la voix mais dont on devine la présence.

Installée en bord de mer, un plaid sur les genoux, en proie à la nostalgie, l’écrivaine chasse son compagnon, souhaitant rester seule, puis, capricieuse comme le vent, le rappelle, et le chasse à nouveau.

Enfin, tout en le rappelant près d’elle, elle décrit pour lui un «pays» secret et personnel, celui de son enfance.

Problématique

Comment s’articulent dans cet extrait la nostalgie du passé et la joie retrouvée du présent, la fermeture sur soi et l’ouverture à l’autre ?

Annonce du plan

De «Et si tu arrivais…» à «écoute bien, car…», nous étudierons le processus d’envoûtement qui se révèle au fur et à mesure que se dessine le paradis perdu de Colette, absorbée dans la nostalgie.

De «Comme te voilà pâle» à «ô coquillages…», nous verrons avec quelles difficultés s’opère le retour à la réalité, pour aboutir au retournement final, à la fin de la nostalgie et à la joie du présent.

I- L’envoûtement du pays de l’enfance

A – Le pays d’enfance: un jardin d’ombre aux teintes pastel

Le ton du conte et du rêve est donné d’emblée par l’ouverture de la phrase au conditionnel: «Et si tu arrivais, un jour d’été… tu m’oublieraistu t’assoirais»».

Le monde très personnel de l’enfance s’ouvre alors.

Colette appelle ce monde «mon pays», ce qui laisse imaginer une vaste étendue. Mais ce « pays » se situe paradoxalement dans l’étroitesse du «fond d’un jardin».

C’est que le jardin, pour l’enfant, constitue tout un monde où il construit ses jeux et son imaginaire.

La proposition relative «que je connais», associée au possessif «mon», signale le caractère très intime du monde intérieur qui va nous être livré.

D’emblée ce «pays» apparaît mystérieux: il est reculé (« au fond d’un jardin« ), «noir de verdure et sans fleurs», plein d’ombres et de végétation.

Un ensemble apparaît toutefois progressivement, comme le montrent les expressions « au lointain » et « une montagne ronde » , mais aussi le tiret qui semble dessiner une ligne d’horizon : « et sans fleurs, si tu regardais… » .

Les couleurs évoquées sont pastel : « bleuir » , « azur mauve » .

La « montagne ronde » , les « cailloux » et « papillons » se confondent dans le « même azur mauve et poussiéreux » . Dans ce tableau doux et pastel, les contours semblent estompés.

Or la contemplation de ce tableau provoque un envoûtement, qui commence par une amnésie (= un oubli): «tu m’oublierais».

Il se poursuit par une immobilité contemplative qui doit durer toujours et relève de l’enchantement magique : «et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie».

La longue phrase que constitue ce paragraphe s’achève sur la modalité exclamative, restituant le ravissement de Colette.

B- Un double envoûtement

L’auteur entame ensuite l’énumération des beautés de ce «pays».

Cette énumération est signalée par la locution verbale « il y a » associée à l’adverbe « encore » qui suggère l’abondance : «il y a encore, dans mon pays» .

C’est alors le début d’une féerie.

Le champ lexical de l’étroitesse suggère l’intimité de ce lieu : « étroite comme un berceau » , « s’étire » , « un fil » , « brouillard ténu » .

La comparaison entre la vallée et le berceauune vallée étroite comme un berceau») donne à ce pays son caractère originel et fondateur dans la personnalité de l’auteur.

Le mystère entoure également ce lieu comme le suggère le «fil de brouillard» qui «s’étire et flotte», suspendu dans le silence.

Ce brouillard est ensuite personnifié : «un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide…» puis«ce brouillard vivant comme une âme». Cette personnification confère un aspect fantomatique à cet élément.

La brume, les contours flous du «spectre» ajoutent au sfumato du tableau.

Quant aux points de suspension, récurrents, à l’usage du présent, ils contribuent à donner à cette description un aspect rêveur et suspendu: la narratrice est elle-même envoûtée et parle comme en un songe éveillé.

Ce paysage n’est pourtant pas complètement immobile puisque la forme du brouillard évolue imperceptiblement : «Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même».

Prolongeant la personnification, ses métamorphoses sont ensuite énumérées : «et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère…».

Les deux adjectifs «endormie» et «langoureux» confirment l’atmosphère de torpeur sensuelle qui émane de cette description.

Quant au «cheval à cou de chimère», il nous plonge dans l’irrationnel du rêve et annonce la mise en garde qui clôt ce paragraphe: «si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard […] toute la nuit tes songes seront fous…».

Le risque encouru par le spectateur est une ivresse. La synesthésie «à boire l’air glacé» associe l’air à un liquide qui conduirait le spectateur aux hallucinations ou aux cauchemars.

La magie qui se dégage de ce paysage est donc ambiguë, envoûtante et angoissante.

C – Un voyage en songe jusqu’au paradis et aux frontières de la mort

Colette relance sa description avec deux impératifs : « Écoute encore, donne tes mains » . L’adverbe « encore » souligne son avidité à se replonger dans ce rêve éveillé.

Cette fois, il ne s’agit plus seulement d’un tableau à contempler, mais d’un paysage dans lequel on peut entrer et où la narratrice se fait guide : «si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais».

La reprise du conditionnel, de l’expression «dans mon pays» et de la relative « que je connais», font écho aux expressions qui ouvraient le premier paragraphe et scandent comme une formule magique ce troisième volet de la description.

Fleurs et couleurs vives, absentes des premiers paragraphes, apparaissent: «jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant». La synesthésierose brûlant») exprime l’intensité de la couleur.

Mais la beauté de ce paysage paradisiaque est telle qu’elle mène à la mort: «tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie…».

Car dans cet «enchantement», le visiteur n’est plus maître de ses mouvements : «Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne». Les allitérations en « r » et « f » fait ici entendre le bourdonnement de l’insecte.

Dans ce lieu, tout est douceurle chant», le «velours»), mais aussi puissance inquiétante («t’y entraîne»), obsession: «et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur». C’est le chant des frelons, sujet des verbes d’action, qui guide le visiteur.

Ce paysage n’est pas seulement extérieur : il vit à l’intérieur de la narratrice, puisque les sons de son propre corps se confondent avec ceux du paysage : « bat à tes oreilles comme le sang même de ton coeur » . Cette description est donc aussi une descente en soi-même.

Enfin, une forêt se dessine en haut du chemin, à la fin d’une ascension symbolique: «la forêt, là-haut».

Cette forêt aussi est pleine d’étrangeté : elle est «ancienne», «oubliée de hommes», d’une beauté envoûtante et synonyme de mort: «où finit le monde…», «toute pareille au paradis».

Ce paysage est bien celui d’un Au-delà.

D’autres secrets sont sur le point d’être révélés, quand le discours est interrompu par un brusque retour à la réalité : «écoute bien car…». Les points de suspension marquent l’inachèvement de la phrase.

II- Le retour à la réalité

A – Le visage de l’amant et l’évanouissement du rêve

Le retour à la réalité est brusque.

Alors qu’elle allait poursuivre sa description, portée par ses visions, la narratrice s’interrompt.

Le nouveau paragraphe s’ouvre ainsi sur une exclamation surprise : « Comme te voilà pâle et les yeux grands !».

Le paysage imaginaire s’efface soudain pour laisser place au visage de l’amant, qui porte lui-même les traces physiques de l’envoûtement, de la stupeur ou de l’envie. La narratrice y revient d’ailleurs quelques lignes plus bas : «Te voilà pâle, avec des yeux jaloux…».

Elle relie ces signes de malaise physique au pouvoir enchanteur de sa propre parole : «Que t’ai-je dit !».

Mais les visions se sont enfuies, comme celles d’un rêve, comme le montre la négation: «je ne sais plus…».

Elle tente alors d’en retrouver quelques images, comme le souligne la répétition du verbe « parler » : «je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent…».

Mais l’évocation du paysage réel, mer et vent, nous fait revenir à la situation initiale de la nouvelle : l’écrivaine est sur le bord de mer.

Cependant, si son corps est revenu à la réalité, l’esprit de la narratrice reste encore lointain, perdu dans le souvenir du pays de l’enfance : «Tu me rappelles à toi, tu me sens si lointaine… ». On devine à travers cette phrase et l’allitération en « t » la possessivité de l’amant qui réclame la présence de la narratrice et rejette ces moments où elle lui échappe.

La métaphore du chemin – chemin mental à parcourir dans le sens inverse – montre combien son esprit s’était éloigné du réel : « Il faut que je refasse le chemin… » .

Le retour au réel est une nécessité douloureuse comme le souligne la répétition de la locution verbale « il faut ».

Le champ lexical de l’arrachement suggère que ce retour au présent est vécu comme un exil : «qu’une fois encore j’arrache, de mon pays, toutes mes racines qui saignent…». La métaphore de l’arbre et du déracinement abonde dans ce sens.

L’expression «mon pays» est reprise, et témoigne de l’attachement de Colette à ce monde mental, sorte de refuge.

B – La fin de l’envoûtement

Avec les exclamations «Me voici ! de nouveau je t’appartiens.», le retour au réel est accompli.

La narratrice est désenvoûtée et adopte un autre point de vue.

Elle s’excuse en effet en minimisant ce moment d’égarement dans la nostalgie, comme le montre la négation restrictive («ne…que…») dans «Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer».

La phrase «J’ai parlé en songe…» donne à la fois une excuse et une précision sur la nature de la parole qui a fait naître tant de visions : il ne s’agissait que d’un rêve.

La narratrice cherche à dévaloriser cette parole, à la faire apparaître comme mensongère et de peu d’importance: «Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas!».

Est-ce une ruse de la narratrice pour protéger son monde intérieuret en détourner l’attention de son auditeur, après s’être laissée aller à l’ouvrir à un étranger ? ou pour oublier elle-même des souvenirs qui la rendent nostalgique ? La ponctuation expressive laisse en tout cas apparaître un trouble.

L’écrivaine nous fait ensuite comprendre que ces visions sont récurrentes, comme des moments de crise passagers: «Je t’ai parlé sans doute d’un pays des merveilles, où la saveur de l’air enivre ?…».

La locution «sans doute» montre qu’elle ne se souvient plus exactement – ou fait mine de ne plus se souvenir – du paysage qu’elle a décrit.

Les points de suspension laissent la place à la réponse de l’amant qu’on n’entend pas.

Les défenses exprimées ensuite peuvent encore paraître douteuses : «Ne le crois pas! N’y va pas : tu le chercherais en vain.» La narratrice cherche-t-elle à protéger son monde secret ?

La brève description qui suit montre pourtant que ce pays existe : «Tu n’y trouverais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts».

La négation restrictive (ne…que), à nouveau, alliée à l’adjectif «triste» et au verbe «assombrissent» ternissent ce paysage.

On reconnaît cependant les éléments («campagne», «forêts») qui composaient les sublimes visions précédentes.

Le «village paisible et pauvre» évoque sans doute Saint-Sauveur-en-Puisaye, tandis que la «vallée humide» semble bien correspondre à cette «vallée étroite comme un berceau» décrite plus haut.

Quant à la «montagne bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même les chèvres…», elle évoque bien la «montagne ronde» qui «bleuit» au début de l’extrait.

L’adjectif péjoratif «pauvre», la négation «pas même» cherchent encore à en dévaloriser l’image.

Mais les visions évoquées s’enracinaient donc bien sur un paysage réel.

Les points de suspension soulignent cependant les souvenirs s’évanouissent définitivement, comme chassés par celle qui les avait elle-même conviés.

C – Place au présent, à la mer et au vent

La narratrice réaffirme enfin son retour dans le réel et le temps présent, auprès de son amant : «Reprends-moi ! me voici revenue». Les phrases courtes restituent l’enthousiasme et la vivacité retrouvée.

Elle s’enquiert du paysage qu’elle avait rejeté au début de la nouvelle : «Où donc est allé le vent, en mon absence?».

L’expression «en mon absence» rappelle cependant que ces visions ont été comme un véritable voyage en d’autres lieux.

Le paysage maritime se dessine, et un nouveau tableau s’ouvre aux yeux du lecteur : «Dans quel creux de dune boude-t-il, fatigué ?», avec la personnification du vent qui « boude » et ressent de la fatigue.

Le jeu de lumière («un rayon aigu») qui s’établit ensuite entre ciel («serré entre deux nuées»), mer («pique la mer») et un flacon de l’intérieur («et rebondit ici, dans ce flacon où il danse à l’étroit ») constitue comme un appel vers l’extérieur, immédiatement compris et suivi d’effet.

La chute de cette nouvelle se trouve dans la mise en mouvement finale, qui s’oppose à l’appesantissement du début : «Jette ce plaid qui m’étouffe»

La narratrice se retourne vers la mer, qu’elle ne voulait plus voir et s’exclame: «vois ! la mer verdit déjà…».

Un arrachement à la torpeur et à l’intériorité a lieu, avec les impératifs: «Ouvre la fenêtre et la porte, et courons vers la fin dorée de ce jour gris».

Les verbes d’action restituent l’ouverture soudaine vers l’extérieur, l’élan vers la jouissance de l’instant présent.

L’opposition des adjectifs de couleur «dorée» et «gris» symbolise la fin de la nostalgie : le gris, qui symbolise la mélancolie, laisse place au doré, qui matérialise la joie de l’instant présent.

L’ouverture à l’autre est signifiée par la variation du possessif, passé de « mon » à « ton »: «car je veux cueillir sur la grève les fleurs de ton pays».

La métaphore finale des coquillages en fleurs, avec l’adjectif « impérissables » ( «fleurs impérissables») nous ramène cependant à l’angoisse du temps qui passe et de la disparition des choses aimées.

Jour Gris, Colette, conclusion

«Jour gris» est une nouvelle bâtie sur des oppositions entre présent et passé, mer et montagne, repli sur soi et ouverture à l’autre, absence et présence.

Cet extrait relate l’évasion dans le pays de l’enfance, fantasmé, rêvé comme un paradis perdu.

La chute du récit s’oppose à l’atmosphère pesante du début de la nouvelle : il s’agit d’un brusque rejet de la nostalgie et une joyeuse ouverture vers l’autre, le réel et le présent.

Ainsi, tout en évoquant le caractère paradisiaque et enchanteur du paysage du passé, Colette montre le charme et le danger de la nostalgie, de sa puissance d’envoûtement qui fait apparaître des visions merveilleuses mais fait aussi frôler la mort, l’anéantissement de soi.

S’il y a envoûtement ici, il concerne autant la narratrice, qui s’absorbe dans ses propres mots, que son lecteur. Car ce récit est aussi une mise en scène de la puissance du langage.

Le langage poétique et ses images permettent l’envoûtement et ont le pouvoir de transporter.

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Qui suis-je ?

Amélie Vioux

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