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Voici l’analyse linéaire d’un extrait du Livre de ma mère d’Albert Cohen.
L’extrait commenta va de « Tout éveillé, je rêve et je me raconte » à « avec pas beaucoup de dents mais bien coquines
« .
Cet extrait qui peut être mis en relation avec le parcours « Célébrer le monde » dans le cadre de l’étude de Sido et Les Vrilles de la vigne de Colette.
Le livre de ma mère, Cohen, introduction
L’écrivain Albert Cohen est né en 1895 sur l’île de Corfou, en Grèce, de parents juifs. À la suite d’un pogrom, ses parents décident d’immigrer à Marseille alors que le jeune Albert Cohen n’a que 5 ans. La famille connaitra le déchirement lié à l’exil et sera victime d’antisémitisme.
Sa mère, Louise Cohen décède en 1943. Terriblement bouleversé par la mort de sa mère, il écrit un livre en son hommage : Le Livre de ma mère.
Il s’agit d’un roman autobiographique publié en 1954, dans lequel il chante la tristesse de la perte tout en célébrant la puissance de l’amour maternel.
Dans notre extrait, Albert Cohen décrit un rêve : sa mère est encore en vie et ils partagent une existence paisible et solitaire au bord de la mer.
Grâce au pouvoir de son écriture, il ressuscite la figure maternelle et s’offre le bonheur de vivre un peu plus longtemps à ses côtés.
Extrait analysé
Tout éveillé, je rêve et je me raconte comment ce serait si elle était en vie. Je vivrais avec elle, petitement, dans la solitude. Une petite maison, au bord de la mer, loin des hommes. Nous deux, elle et moi, une petite maison tordue, et personne d’autre. Une petite vie très tranquille et sans talent. Je me ferais une âme nouvelle, une âme de petite vieille comme elle pour qu’elle ne soit pas gênée par moi et qu’elle soit tout à fait heureuse. Pour lui faire plaisir, je ne fumerais plus. On vaquerait gentiment, elle et moi, aux besognes du ménage. On ferait la cuisine avec de petites réflexions genre « je crois vraiment qu’un peu, mais très peu, de chicorée améliore le café » ou « il vaut mieux saler pas assez que trop, on est toujours à temps ». Avec la cuiller de bois, je ferais des tapotements, comme elle. Deux vieilles sœurs, elle et moi, et pendant que l’une égoutterait les macaronis, l’autre râperait le fromage. On balayerait tout en bavardant, on ferait briller les cuivres et, quand tout serait fini, on s’assiérait. On se sourirait d’aise et de camaraderie, on soupirerait de bonne fatigue satisfaite, on contemplerait avec bonheur notre ouvrage, notre cuisine si propre et ordonnée. Par amour et pour lui plaire, j’exagérerais ma satisfaction. Et puis on boirait du café chaud pour se récompenser et, tout en le sirotant, elle me sourirait à travers ses lunettes heurtant le bord de la tasse. On aurait quelquefois des fous rires ensemble. On se rendrait tout le temps des services souriants et menus. Le soir, après le dîner et lorsque tout serait en ordre, on causerait gentiment au coin du feu, elle et moi, nous regardant gentiment, deux vraies petites vieilles, si aimables et confortables et sincères, deux petites reinettes, deux malignes et satisfaites, avec pas beaucoup de dents mais bien coquines.
Le Livre de ma mère (1954), Albert Cohen.
Problématique
Comment le narrateur, grâce au pouvoir de son écriture, parvient-il à faire revivre sa mère disparue ?
Plan linéaire
Albert Cohen fait tout d’abord la présentation d’un rêve éveillé dans lequel il imagine sa mère encore vivante.
S’ensuit alors l’évocation des bonheurs simples liés au foyer puis la description d’une soirée idéale avec sa mère.
I – Présentation du rêve éveillé
De « Tout éveillé, je rêve et je me raconte » à « tout à fait heureuse
» .
La présence du pronom « je » souligne la présence du narrateur dès le début de l’extrait et adopte une focalisation interne.
Une antithèse entre le verbe « rêve » et l’adjectif « éveillé
», souligne d’emblée un paradoxe, renforcé par la juxtaposition de ces termes : le lecteur se questionne, s’agit-il d’un rêve ou d’un fantasme ?
Un second paradoxe repose sur les deux verbes « je rêve » et « je me raconte
» car les deux actions semblent contradictoires et impossibles à réaliser simultanément.
De plus, le pronom « me » en fonction de COD dans « je me raconte
» souligne que le narrateur est à la fois émetteur et destinataire de son récit. C’est surprenant car théoriquement, l’être humain n’est pas maître de ses rêves, c’est son inconscient qui les lui dicte.
Enfin, le verbe pronominal « se raconter » fait implicitement référence au statut d’écrivain d’Albert Cohen. Il a le pouvoir de se raconter des « rêves ».
Ces deux paradoxes sont résolus grâce à la proposition subordonnée complétive conjonctive « comment ce serait » suivie de la proposition subordonnée hypothétique « si elle était en vie
», dans lesquelles le narrateur nous révèle l’objet de son rêve : imaginer sa mère vivante.
Ici « rêver », dans une syllepse de sens, revêt deux sens : « laisser emporter son imagination dans un autre univers
» mais aussi le sens de « désirer ardemment ».
Le polyptote autour du terme « vie » répété 2 fois et le verbe « vivrais » au conditionnel souligne par contraste l’absence maternelle.
Le complément circonstanciel de manière « dans la solitude
» forme une antithèse avec le complément circonstanciel d’accompagnement « avec elle
» . Le narrateur souffre tellement de l’absence maternelle qu’il affirme que la seule présence de sa mère lui suffirait. On retrouve cette opposition un peu plus loin avec les expressions « loin des hommes » et « et personne d’autre
».
L’adverbe « petitement
», en apposition dans cette phrase, a le sens de « modestement ». On retrouve cette idée de petitesse tout au long de l’extrait, notamment à travers l’adjectif « petite » déjà répété 2 fois dans le mouvement. Ces qualificatifs hypocoristiques témoignent de toute la tendresse de l’auteur envers sa mère.
Trois phrases averbales (=sans verbe) (« Une petite maison, au bord de la mer, loin des hommes. Nous deux, elle et moi, une petite maison tordue, et personne d’autre. Une petite vie très tranquille et sans talent.
») à forte valeur descriptive, poursuivent la description de son fantasme.
Dans la première phrase , le narrateur évoque un lieu calme et plein de beauté, avec trois compléments circonstanciels de lieu : « Une petite maison, au bord de la mer, loin des hommes
». Ces groupes nominaux sont asyndétiques (=ils ne sont pas reliés par des mots de liaison), ce qui renforce l’impression de voir défiler les images d’un rêve.
Si la maison est « petite », donc humble, l’important semble sa location : « au bord de la mer ». Dans un jeu de mot avec les homonymes « mer » et « mère », l’auteur évoque probablement la mer Méditerranée. Rappelons-nous que sa mère était juive, émigrée de Grèce, et il semble logique que la terre d’origine soit associée dans ce fantasme au paradis perdu natal.
Comme un signe de fusion entre le narrateur et sa mère, on observe une redondance des pronoms « nous, elle, moi », répétés plusieurs fois dans l’extrait.
Par une sorte de glissement, les adjectifs qualificatifs qui décrivent la maison, notamment « petite » et « tordue
» semblent qualifier aussi physiquement la mère. Une seconde fusion s’opère, cette fois-ci entre la mère et le foyer. Pour le narrateur, son foyer, c’est là où vit sa mère.
Le narrateur suggère ensuite qu’il abandonnerait tout pour être avec sa mère. La préposition privative suivi du substantif « sans talent
» montre que le narrateur est même prêt à renoncer à son statut d’auteur. Il souhaite n’être plus qu’un fils.
Il est d’ailleurs prêt à se réinventer comment en témoigne l’adjectif « nouvelle ». De plus, le substantif « âme » est connoté bibliquement. Ce sont les âmes qui vont au paradis, tandis que les corps meurent sur terre.
La comparaison « une âme de petite vieille comme elle
» souligne à nouveau le désir fusionnel du narrateur.
Il veut rendre sa mère heureuse et être le plus proche possible d’elle comme le soulignent les deux propositions circonstancielles de but : « pour qu’elle ne soit pas gênée par moi et qu’elle soit tout à fait heureuse
».
II – Les bonheurs simples du foyer
De « Pour lui faire plaisir, je ne fumerais plus. » à « l’autre râperait le fromage
«
Le narrateur met en relief dans ce second mouvement la simplicité de cette existence rêvée. Il décrit une vie proche du dénuement, tout entière consacrée à sa mère.
La description de leur vie à deux est structurée par les énumérations de verbes au conditionnel comme « fumerais » , « vaquerait
» , à valeur temps d’irréel du passé. Le conditionnel est le temps par excellence de l’imagination.
Nous pouvons remarquer l’irruption du pronom « on », qui va, de manière anaphorique, structurer toute la description de leur vie commune.
Par une sorte de fusion, le narrateur et sa mère sont ainsi présentés comme un couple. La description de leur quotidien monotone est d’ailleurs similaire à celui d’un couple marié.
Grâce à l’adverbe « gentiment
», qui fait écho à « petitement
» dans le premier mouvement, nous comprenons que le narrateur se satisferait pleinement de la monotonie de ce quotidien.
Comme pour se sentir plus proche de sa mère disparue, le narrateur ponctue son texte d’expressions qui appartiennent au langage oral de sa mère.
D’abord, tous les termes liés à la petitesse « petite » , « très peu » semblent tout droit sortis du langage maternel, tout comme le terme familier « genre ».
Mais le narrateur va plus loin. Dans un système de polyphonie narrative, il ressuscite la voix maternelle grâce à des citations entre guillemets : « genre « je crois vraiment qu’un peu, mais très peu, de chicorée améliore le café » ou « il vaut mieux saler pas assez que trop, on est toujours à temps »
».
Ces expressions populaires suscitent de l’agacement à force d’être répétées lorsque la personne est vivante, mais les proches s’en souviennent avec tendresse lorsqu’ils ont disparu. D’où l’irruption du présent d’énonciation « je crois » , « il vaut » , « on est
» dans ces citations.
Ces petits gestes du quotidien décrits semblent dénués d’intérêt mais ils prennent tout leur sens dans cette vie rêvée. Lorsque sa mère était vivante, il ne prêtait pas attention à la valeur de ces habitudes, mais elles lui manquent cruellement maintenant qu’elle est morte.
Il décrit notamment les gestes liés à la cuisine, pièce maternelle par excellence dans une maison, d’où le champ lexical de la cuisine : « saler » , « tapotements » , « égoutterait » , « râperait
» .
Dans une comparaison (« comme elle
»), le narrateur souligne qu’il imite les gestes maternels.
Dans une sorte de désir de gémellité, le narrateur se présente comme la « sœur » de sa mère dans une périphrase « deux vieilles sœurs
».
Ce désir de gémellité s’exprime aussi à travers la construction symétrique de la phrase, qui souligne la fusion, l’égalité à travers le pronom « elle » qui fait écho à « l’une » mais aussi le pronom « moi » qui fait écho à « l’autre » : « Deux vieilles sœurs, elle et moi, et pendant que l’une égoutterait les macaronis, l’autre râperait le fromage.
»
Cette banale action de préparer un plat de pâtes représente l’apogée du bonheur pour le narrateur. Tout le bonheur réside dans la simplicité.
III – La description d’une soirée idéale
De « On balayerait tout en bavardant » à « des services souriants et menus
» .
Dans ce dernier mouvement, le narrateur poursuit la narration de leur paisible quotidien, en décrivant la douceur d’une soirée passée avec sa mère.
Le narrateur conserve la même structure narrative : une longue énumération structurée par l’anaphore du pronom « on » suivie d’un verbe d’action au conditionnel.
La description du bonheur dans leur foyer est illustrée à travers une série d’exemples, qui prennent la forme de propositions assez brèves et juxtaposées. Cette structure syntaxique très régulière et répétée imite la simplicité et la répétition de leur quotidien.
Le narrateur célèbre ainsi le dévouement maternel, à travers toutes ces petites activités qui passent inaperçues mais qui participent au bonheur du foyer : « balayer » , « faire briller les cuivre
» .
Le champ lexical de la satisfaction exprime le bonheur de la relation fantasmée : « sourirait d’aise » , « on contemplerait avec bonheur » , « bonne fatigue satisfaite… », « ma satisfaction
« . L’insistance est encore portée sur le bonheur qu’apporte la simplicité d’un quotidien.
Les termes relevant du champ lexical de la communication (« sourirait » , « bavarder » , « camaraderie » , fous rire » ) expriment le besoin du narrateur de restaurer le lien avec sa mère, et soulignent de manière implicite son impuissance actuelle : ils ne peuvent plus communiquer.
Pour plaire en tout point à sa mère, il n’hésite pas à jouer la comédie comme le montre cette expression « j’exagèrerais ma satisfaction
».
Un zeugma « services souriants et menus
» apporte une note humoristique, à travers le jeu de mot sur « menus services
» (Le zeugma consiste à lier par la syntaxe des groupes de mots de sens et d’emplois différents). Ce zeugma résume parfaitement le bonheur humble de leur vie rêvée.
La dernière phrase de l’extrait est particulièrement importante car elle clôt le rêve.
Elle s’ouvre sur plusieurs indicateurs spatio-temporels, pour situer le décor. Deux compléments circonstanciels de temps « le soir » et « après le dîner
» sont renforcés par une proposition subordonnée complétive circonstancielle temporelle « lorsque tout serait en ordre
» et un complément circonstanciel de lieu « au coin du feu
». Ils illustrent le topos de la veillée au coin du feu dans une chaumière, symbole du bonheur familial.
On se croirait tout d’un coup dans un conte de fée, avec l’irruption d’éléments merveilleux, notamment avec les périphrases « deux petites vieilles, deux petites reinettes…
». Le suffixe -ette est utilisé dans une visée hypocoristique (=affectueuse). Le narrateur compare implicitement sa mère et lui à deux vieilles bonnes fées dans une chaumière dans la forêt. Nous sommes bien plongés dans l’imaginaire du narrateur.
La répétition des pronoms « elle et moi » scandent le texte, comme un soupir du narrateur, qui regrette la relation perdue.
Enfin, de nombreux adjectifs qualifient le couple idéal qu’ils formeraient, notamment les adjectifs « si aimables et confortables et sincères
» . Ces adjectifs sont associés dans une polysyndète (=figure de style consistant à répéter la même conjonction, ici la conjonction de coordination « et ») et renforcés par l’adverbe intensif « si ». Cela souligne la force de leur relation.
Ensuite, dans un trait d’humour, le narrateur emploie deux adjectifs enfantins « malignes
», qui signifie « rusées, intelligentes » car ils ont compris comment vivre heureux, mais aussi « coquines
». Tous deux retournent à cet état béat de l’enfance.
Le livre de ma mère, Cohen, conclusion
Dans ce texte bouleversant, l’auteur se livre à un exercice d’écriture : faire revivre sa mère tant aimée.
Il s’offre par une narration fictive une seconde chance de rendre sa mère heureuse, en renonçant à tout pour mener une vie simple et monotone, mais paisible, avec elle. Le manque et l’absence sont criants dans cet extrait, et soulignent donc en creux le désespoir et la culpabilité qui assaillent l’auteur.
Colette a recours à ce même pouvoir de l’écriture : elle fait renaître dans Sido ses proches disparus : sa mère Sido, son père le Capitaine et ses « sauvages » de frères.
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