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Voici une lecture linéaire du poème « L’éclatante victoire de Sarrebrück » issu des Cahiers de Douai (ou Recueil Demeny) d’Arthur Rimbaud.
L’éclatante victoire de Sarrebrück, introduction
Quand il écrit le sonnet intitulé « L’éclatante victoire de Sarrebrück », qui fait partie des Cahiers de Douai, Arthur Rimbaud n’a que 16 ans et vient de fuguer à Charleroi, en Belgique. On est en octobre 1870.
À la fois soucieux de maîtriser les codes poétiques classiques, influencé par l’exigence formelle des poètes du Parnasse, mais aussi profondément anticonformiste, Rimbaud laisse apparaître, dès ses œuvres de jeunesse et particulièrement ici, sa verve satirique et son goût de la caricature. (Voir la fiche de lecture des Cahiers de Douai)
Ce sonnet se fonde sur un événement historique : la piteuse victoire de Napoléon III sur les Prussiens le 2 août 1870. Un mois plus tard, l’empereur est fait prisonnier lors de la défaite de Sedan : la chute du Second Empire est donc toute proche.
Or, la petite victoire de Sarrebrück avait été magnifiée par les journaux.
Ce sont les gravures grandiloquentes qu’Arthur Rimbaud a pu voir dans ces journaux qu’il tourne ici en dérision.
Il propose dans ce sonnet un tableau caricatural riche en références politiques, en niveaux de lectures différents, profondément antinapoléonien et antimilitariste.
Problématique
Comment ce sonnet pictural et politique exprime-t-il la haine du bonapartisme et de l’Empire ?
Poème étudié
Remportée aux cris de Vive l’Empereur !
Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, octobre 1870.
(Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes.)
Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, ? car il voit tout en rose,
Féroce comme Zeus et doux comme un papa ;
En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s’étourdit de grands noms !
À droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot sent frémir sa nuque en brosse,
Et : « Vive l’Empereur !! » – Son voisin reste coi…
Un schako surgit, comme un soleil noir… – Au centre,
Boquillon, rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, – présentant ses derrières « De quoi ?… »
Annonce du plan linéaire
Nous verrons tout d’abord que ce poème se présente comme une gravure de journal, une caricature qui prend l’Empereur pour cible (du titre jusqu’au vers 4).
Nous étudierons ensuite le piètre tableau d’une armée surprise en pleine sieste (v. 5-11).
Enfin, nous nous pencherons sur l’irrévérence du tercet final et les doubles lectures qu’il peut susciter.
I – Un sonnet-gravure
Du titre au v. 4
A – Titre et sous-titre : une parodie de gravure journalistique
Le titre « L’éclatante victoire de Sarrebrück » résonne avec grandiloquence comme une sonnerie de trompette grâce à son adjectif « éclatante
» et son substantif « victoire ».
Mais le lecteur contemporain un peu lucide devait saisir immédiatement l’antiphrase ironique à la lecture du toponyme « Sarrebrück », en l’associant aux derniers soubresauts d’un Second Empire moribond.
Le sous-titre poursuit dans cette veine ironique, en imitant les appels des crieurs de journaux, comme le montre le point d’exclamation : « Remportée aux cris de vive l’empereur !
».
La réclame vante ensuite les mérites de cette gravure « belge », « brillamment coloriée
», où l’adverbe « brillamment
» est plein d’ironie antiphrastique.
Enfin, la mention de « Charleroi » nous donne l’impression d’entendre précisément l’un des crieurs de cette ville de Belgique où se trouve Rimbaud.
Le prix de « 35 centimes
», très peu élevé, a un effet de chute : il en dit long sur la véritable qualité de cette gravure et surtout sur celle de cette victoire : une victoire à 35 centimes.
L’élan nationaliste qu’auraient dû susciter la grandiloquence du titre et les cris de « vive l’Empereur !
» est donc mis à mal avant même le début du sonnet. L’empereur est d’emblée ridiculisé.
B – Premier quatrain : un Empereur caricaturé
Le complément de lieu « Au milieu », au début du vers 1, signale immédiatement l’aspect pictural et descriptif de ce sonnet.
L’œil est d’abord attiré par le personnage central, héros de l’image : « L’Empereur ».
Il est marqué d’une majuscule emphatique, tandis que l’idée d’« apothéose
» prolonge le ton hyperbolique de la description.
Néanmoins, l’hyperbole est trop exagérée pour être prise au sérieux : il s’agit d’une antiphrase, qui poursuit l’ironie annoncée par le titre et le sous-titre.
Les adjectifs de couleurs, « bleue et jaune
», rejetés au vers 2, annoncent l’aspect criard et grandiose de cette « apothéose ».
Mais alors qu’on veut manifestement peindre l’empereur en héros conquérant, dans une attitude pleine de dignité, le poète le ridiculise par un premier adjectif : « s’en va, raide
» (v. 2).
La dignité de sa monture est attaquée par une dénomination tirée du langage enfantin : « sur son dada
» (v. 2) : toute grandeur s’évanouit.
Le poète crée ensuite la surprise par le rejet de l’adjectif « flamboyant
» qui surgit au vers 3 avec une emphase et une lumière inattendues et vient qualifier de manière incongrue ce terne « dada » du vers 2.
La suite du vers 3 dénonce l’autosatisfaction et l’optimisme inconscients et décalés de l’empereur, « très heureux
».
L’expression « il voit tout en rose
» permet, dans un effet comique, d’ajouter une couleur au tableau et de teinter de niaiserie la solennité du mot « apothéose
» avec lequel elle rime.
La double comparaison du vers 4 constitue la chute de ce premier quatrain : « Féroce comme un Zeus et doux comme un papa
« .
Cette double comparaison crée une dissonance : la première comparaison est épique et mythologique (« Féroce comme Zeus
»), mais la seconde (« doux comme un papa
») anéantit cette prétendue grandeur, par l’emploi d’un mot issu du vocabulaire enfantin (« papa
« ) .
Le jeu de parallélisme et d’opposition entre « féroce » et « doux », « Zeus » et « papa
» (qui rime niaisement avec « dada » au vers 2) fait passer le dieu grec lui-même pour un bon père de famille et ruine donc la première comparaison.
L’armée, quant à elle, est à l’image de son « Chef », comme le montre l’analyse des deux strophes suivantes.
II – Le piètre tableau d’une armée surprise en pleine sieste (v. 5-11)
A – Au premier plan, l’éveil de l’armée
Le sonnet découvre ensuite les autres plans de la caricature.
Avec le complément de lieu « En bas » (v. 5), l’œil est maintenant attiré par les personnages secondaires.
L’expression « les bons Pioupious
» désigne les soldats, infantilisés par cette dénomination, mais aussi par l’adjectif « bons », plein d’une compassion méprisante.
Alors qu’on s’attendait à découvrir l’action héroïque d’un champ de bataille, c’est l’immobilité et la passivité d’une sieste généralisée qui sont dépeintes : « qui faisaient la sieste
» (v. 5).
Le matériel de guerre semble un décor de jouets aux couleurs éclatantes et factices : « près des tambours dorés et des rouges canons
» (v. 6). L’inversion de l’adjectif et du nom dans « rouges canons
» donne un tour faussement poétique, décalé et risible à l’expression.
À l’image de leur empereur, « papa
» monté sur un « dada
», ces soldats « se lèvent gentiment
» (v. 7). L’adverbe « gentiment
« souligne ici leur manque d’héroïsme et de dignité.
B – Pitou et Dumanet : deux soldats béats d’émotion
L’éveil, décrit au présent, est lent et tranquille.
Il est illustré par différents personnages nommés par le poète, qui expriment leur naïve admiration pour l’empereur.
Pitou, tout d’abord, « remet sa veste
» (v. 7), car il s’était, semble-t-il, mis à l’aise pour dormir.
Ce Pitou est une figure fictive populaire, récurrente dans les caricatures du XIXe siècle. Il a été inspiré par un dénommé Louis-Ange Pitou, journaliste et chansonnier contre-révolutionnaire. L’armée impériale semble donc composée d’éléments politiquement réactionnaires.
Dans une attitude d’admiration béate et ridicule, « tourné vers le Chef
» (v. 8) – marqué encore d’une majuscule emphatique –, il « s’étourdit de grands noms !
» (v. 8). Le verbe « s’étourdit » fait sourire : il suggère une émotion et un lyrisme excessifs. Quant aux grands noms, ce sont sans doute ceux d’anciens guerriers de l’Ancien Régime auxquels Pitou compare l’empereur dans son enthousiasme.
On en vient ensuite à un dénommé Dumanet, situé « à droite » de la gravure (v. 9). Personnage fictif et représentant caricatural du paysan soldat dans les journaux du XIXe siècle, il est lui aussi passif, « appuyé sur la crosse / De son chassepot
» (v. 9-10).
En proie à une vive émotion, il est parcouru de frissons : il « sent frémir sa nuque en brosse
» (v. 10). Ses cheveux dressés illustrent, de manière cocasse, son émotion, qui aboutit en un cri d’enthousiasme marqué par trois points d’exclamation : « Vive l’Empereur !!!
» (v. 11).
Après ce tableau, ce cri paraît plus dérisoire encore qu’il ne l’était dans le sous-titre du sonnet.
Le sommet de ce piètre tableau est marqué par le silence du personnage qui se tient à côté : « Son voisin reste coi…
», bouche bée devant la figure de l’empereur. Le tiret et les points de suspension du vers 11 matérialisent ce silence.
Ce sont cependant les personnages cités dans les tous derniers vers qui semblent donner la clé de ce sonnet.
III – Schako et Boquillon : doubles lectures et irrévérence finale
Le dernier tercet
Le dernier tercet, qui constitue la chute du poème, est difficile à interpréter tant il semble codé.
A- Le schako, symbole d’obscurantisme antirépublicain ?
Le « schako
» (v. 12) est un chapeau militaire doté d’une visière, qui symbolise le bonapartisme ici attaqué.
Ce « schako » qui « surgit », sans indication de lieu sur l’image, est une métonymie pour désigner un soldat.
Les commentateurs y voient généralement le jeune fils de l’empereur, Louis, âgé de 14 ans lors de la bataille de Sarrebrück. On sait d’une part que le jeune prince était souvent caricaturé comme disparaissant sous son chapeau ; et d’autre part qu’il avait assisté à cette bataille : elle avait constitué pour lui le « baptême du feu », c’est-à-dire une initiation à la guerre.
On relit alors différemment les termes enfantins « dada », « papa », « pioupious
» des vers précédents, qui ironiseraient peut-être sur la présence de l’enfant sur le champ de bataille.
Le jeune prince symbolise par ailleurs la succession de l’empereur et la pérennité de l’Empire.
Mais comparé à « un soleil noir
» (v. 12), expression oxymorique qui rappelle celle de Gérard de Nerval (dans le poème « El Desdichado »), il peut être symbole de l’obscurantisme de cette noblesse impériale qui empêche l’avènement de la République et de la justice sociale et politique.
Son apparition bouleverse le rythme de l’alexandrin – qui jusqu’ici s’était presque toujours tenu dans un rythme classique (6/6) malgré quelques rejets – : la césure 6/6 est négligée et le vers prend un rythme 5/5/2, inconfortable et bancal, plein de tensions.
B – Boquillon en étrange posture
Le personnage de Boquillon donne le coup de grâce à cette parodie de victoire militaire.
Ce personnage de soldat naïf et vulgaire a été créé par Albert Humbert, auteur d’une revue satirique républicaine du XIXe siècle, La Lanterne de Boquillon, connue de Rimbaud.
Or, curieusement, ce Boquillon se trouve ici « au centre » (v. 12) : il est donc tout proche de l’empereur, situé « au milieu » (v. 1).
Vêtu de couleurs criardes lui aussi, « rouge et bleu
» (v. 13), il se trouve dans une étrange posture : « sur son ventre / Se dresse
» (v. 13-14), avec rejet et mise en valeur du verbe « se dresse » en tête du dernier vers.
S’il tente de se relever après la sieste, il est cependant étrange qu’il se trouve « sur son ventre » : le mot rend la scène cocasse et vulgaire.
La précision finale interpelle : « et, – présentant ses derrières
» (v. 14), c’est-à-dire son postérieur, probablement à l’empereur.
Est-ce une maladresse de la part de ce « très naïf
» Boquillon républicain et irrévérencieux, qui n’a que faire de l’empereur et de ses guerres ? Une manière de lui dire ce qu’il pense ?
Certains commentateurs ont interprété cette posture comme obscène. Ils relisent dans ce sens les « tambours dorés » et les « rouges canons » (v. 6), le « chassepot » (v. 10), la « crosse
» (v. 9) rimant avec la « brosse
» qui témoigne du frisson de Dumanet, éléments constituant des symboles du sexe et du plaisir masculins.
Quant à l’empereur, « raide, sur son dada » et qui « voit tout en rose
», il ne monterait pas un cheval, mais, en plein plaisir érotique, « monterait » Boquillon lui-même (l’expression « aller à dada » ayant une connotation sexuelle et obscène au XIXe siècle).
Boquillon serait alors le symbole du peuple républicain berné par la politique impériale.
La question finale que pose Boquillon, « De quoi ?
», peut, elle aussi, donner lieu à différentes interprétations. Soit, « très naïf
» (v. 13), il n’a pas vu l’Empereur derrière lui et cette phrase marque alors son incompréhension ; soit il répond directement à Dumanet qui a crié « Vive l’Empereur » : « L’Empereur de quoi ? », évoquant alors la chute prochaine du Second Empire et achevant de réduire à néant le vaniteux Napoléon III.
(Pour approfondir ces différentes interprétations, voir Rimbaud et la ménagerie impériale de Steve Murphy, aux Presse universitaires de Lyon)
L’éclatante victoire de Sarrebrück, Rimbaud, conclusion
Poème complexe et codé, ce sonnet met en œuvre de nombreux procédés pour dresser une caricature de la politique impériale au bord du gouffre en 1870.
L’ironie est partout présente, dans le vocabulaire à la fois hyperbolique et antiphrastique qui qualifie la victoire, l’empereur et ses soldats.
S’y mêlent des mots familiers et puérils, à relier peut-être à la figure du jeune prince que l’on devine sous le schako, mais aussi à la volonté de dérision et au mépris du poète lui-même pour les institutions napoléoniennes.
Les couleurs criardes, les postures grossières et peut-être obscènes des personnages, l’emprunt à des figures fictives existant dans des journaux contemporains de Rimbaud nous invitent à construire mentalement une virulente et grotesque caricature de ce pouvoir impérial, frappé de vanité, d’optimisme décalé et d’aveuglement.
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