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Voici une lecture linéaire du poème « Rages de Césars » issu des Cahiers de Douai (ou Recueil Demeny) d’Arthur Rimbaud.
Rages de Césars, Rimbaud, introduction
Ce sonnet politique et satirique, de forme classique, fait partie des poèmes de jeunesse d’Arthur Rimbaud (1854-1891), composé à l’automne 1870 alors qu’il n’avait que seize ans. (Voir la fiche de lecture pour le bac de Cahiers de Douai)
Cependant, s’y affirment déjà non seulement sa virtuosité poétique, mais aussi sa véhémente opposition à l’Empereur Napoléon III, au régime impérial, à l’oppression des monarques ici désignés sous le nom de « Césars ».
Le 1er septembre 1870, la guerre contre la Prusse, dans laquelle l’Empereur avait entraîné la France, est perdue lors de la défaite de Sedan. Napoléon III est fait prisonnier et enfermé au château de Wilhelmshohe.
Rimbaud s’amuse alors à dresser un portrait moqueur du monarque impuissant et rageur.
Poème étudié
L’homme pâle, le long des pelouses fleuries,
« Rages de Césars », Cahiers de Douai, Rimbaud, 1870.
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
– Et parfois son oeil terne a des regards ardents…
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : » Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie !
« La liberté revit ! Il se sent éreinté !
Il est pris. – Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’oeil mort.
Il repense peut-être au Compère en lunettes…
– Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
Problématique
Comment Rimbaud, dans ce sonnet, exprime-t-il sa joie face à la déchéance impériale tant attendue ?
Annonce du plan linéaire
Le sonnet propose tout d’abord, dans le premier quatrain (v. 1 à 4), la vision d’un fade et piteux monarque le long des allées du château qui lui sert de prison.
Dans le second quatrain (v. 5 à 8), c’est la joie vengeresse, l’exultation tapageuse du poète qui chante la victoire de la « Liberté ».
Enfin, les deux tercets (v. 9 à 14) reviennent peindre le tableau de l’anéantissement final de cet Empereur déchu dans sa prison dorée.
I – Un empereur entre rage et fadeur
Premier quatrain (v. 1 à 4)
L’empereur est d’emblée rabaissé au rang de tous les mortels par la désignation « l’homme » (v. 1).
Il est caractérisé par ses couleurs ternes et fades, qui sont à l’image de ce qu’il est aux yeux de Rimbaud : « pâle » (v. 1).
Cette dénomination « l’homme pâle
» est reprise en anaphore au vers 3. Sa pâleur est accompagnée d’un « habit noir
» (v. 2) et d’une attitude morne indiquée par le verbe « chemine
» (v. 2), qui désigne une marche tranquille mais aussi sans but ni énergie.
Son œil est « terne » (v. 4). Il contraste avec le décor fleuri, coloré et printanier dans lequel le poète l’imagine : « le long des pelouses fleuries
» (v. 1), qui riment avec le souvenir des « fleurs des Tuileries
» (v. 3).
Ce personnage semble songeur, silencieux, et tourné vers le passé comme l’indique le verbe « repense » au v. 3. Les « fleurs des Tuileries
» symbolisent sans doute sa gloire passée.
Au milieu de l’ennui qui se dégage de cette scène, quelques rares détails laissent deviner la rage intérieure de l’Empereur déchu : il tient « le cigare aux dents
» (v. 2) et non aux lèvres ou à la bouche. Son visage semble donc crispé dans un certain rictus qui laisse apparaître ses dents.
Celles-ci riment avec l’adjectif « ardents
», au vers 4, qui pourrait paraître paraît plein d’énergie. Mais l’adverbe « parfois » signifie ironiquement que cette ardeur reste rare. Elle s’émousse d’ailleurs bien vite dans les points de suspension.
Aux yeux du poète, l’Empereur est un homme faible et sans panache.
II – Le triomphe de la Liberté
Deuxième quatrain (v. 5 à 8)
Exultant de joie, le poète s’exclame et se moque avec énergie de son personnage, qu’il désigne enfin par son titre : « l’Empereur » .
Il donne au vers 5 l’explication de cette attitude morne : « Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
». La métaphore de l’ivresse et de l’orgie dénonce un excès : celui de la confiscation du pouvoir, de sa concentration aux mains d’un seul homme qui prive ainsi de démocratie et de liberté l’ensemble de ses concitoyens.
Les « vingt d’ans d’orgie
» accusent le règne d’un monarque qui n’en a fait que selon ses désirs personnels, ne s’est privé de rien, a profité pleinement de son pouvoir mal acquis (par un coup d’État en 1851) au détriment du peuple français pendant vingt longues années.
Le poète se glisse ensuite dans les pensées de cet homme sournois pour en révéler les plans secrets à son lecteur : « Il s’était dit : ‘je vais souffler la Liberté »
(v. 6).
La fourberie du personnage est mise en valeur par le verbe pronominal « il s’était dit
» (v. 6), qui montre l’aspect secret de ces projets.
La majuscule à « Liberté » montre en revanche l’importance de cette notion aux yeux du jeune poète et se réfère aussi aux valeurs révolutionnaires, aux espoirs républicains et à la tentative avortée de mise en place de la Seconde République avant le coup d’État de 1851.
Or l’enjambement interne met en valeur le verbe « souffler », qui contient une idée de facilité : il s’agit de souffler cette liberté « Bien délicatement, ainsi qu’une bougie
» (v. 7). La Liberté, fragile encore, avait donc semblé bien aisée à abattre à Napoléon III.
Mais renaissant toujours de ses cendres, « La liberté revit !
», s’exclame le poète sans transition : « il se sent éreinté !
» (v. 8).
Ces deux exclamatives juxtaposées, par leur brièveté (un hémistiche chacune), l’emploi de l’asyndète (absence de coordination) et du temps présent (« revit », « se sent ») provoquent une rupture avec le plus-que-parfait précédent (« s’était dit ») et la longue phrase qui illustre les pensées sinueuses de l’Empereur.
Ces « vingt ans d’orgie
» impériale et de souffrance populaire sont définitivement et brusquement rejetées dans le passé.
Le participe passé « éreinté
» rime ironiquement avec « Liberté
» (v. 6), ce qui souligne le lien causal entre épuisement du monarque et survivance de la liberté. Napoléon III a définitivement perdu sa lutte contre cette dernière.
III – L’abattement final du dernier des Césars
Les deux tercets (v. 9 à 14)
« Il est pris
» (v. 9). Cette très courte proposition, occupant un demi hémistiche, semble venir terminer la suite de propositions juxtaposées du vers 8, comme prolongeant le quatrain de trois syllabes : « La liberté revit ! il se sent éreinté ! // Il est pris.
» La joie et le soulagement s’expriment dans cette brièveté. L’Empereur « est pris » comme un malfaiteur dont on attendait avec impatience la capture.
Par ailleurs, on passe de l’exclamative à l’affirmative : un simple point vient marquer cette chute finale de l’Empereur fait prisonnier.
Un tiret marque ensuite comme un silence.
L’exaltation du poète, qui a occupé le second quatrain, semble s’effacer ici dans un decrescendo, pour laisser place à nouveau à la vision de cet homme pâle et silencieux qui arpente les jardins d’un château de Prusse : « Oh quel nom sur ces lèvres muettes / Tressaille ?
» (v. 10-11).
Le verbe « tressaille » est mis ici en valeur par sa position en rejet : l’Empereur, réduit au silence et à l’inaction est parcouru de frissons : rage ou regret peut-être.
C’est dans l’intériorité du personnage que la bataille a lieu désormais : « Quel regret implacable le mord
» (v. 10).
La métaphore de la morsure et l’adjectif « implacable
» indiquent une douleur psychique, sans guère susciter la pitié du lecteur, car on sent encore ici l’exultation du poète, qui se sent vengé.
Celui-ci conclut à nouveau sa strophe par deux phrases juxtaposées, en asyndète, occupant chacune un hémistiche : « On ne le saura pas. L’Empereur a l’œil mort
» (v. 11).
Cet œil devient inexpressif : il est impossible d’y interpréter les sentiments et les pensées ; mais elles n’ont plus guère de valeur aux yeux du poète.
La rime, « mord » / « mort
», fait de la morsure du regret la cause de cette inexpressivité qui est une sorte de mort. L’Empereur est vaincu.
Enfin, tableau final de cette défaite totale, le dernier tercet s’attarde sur les ambitions impériales parties en fumée.
Face à l’inexpressivité de ce visage terne, le poète risque une hypothèse d’interprétation : « Il repense peut-être au Compère en lunettes
» (v. 12).
Le verbe « repense » fait écho au vers 3, illustrant un regard vers le passé ; l’adverbe « peut-être » marque l’incertitude de l’hypothèse, tandis que l’expression « Compère en lunettes
» évoque de manière comique et satirique la figure d’Émile Ollivier, imprudent ministre qui avait déclaré la guerre à la Prusse et qui s’est peut-être ainsi attiré la haine de l’Empereur défait.
Les points de suspension puis un nouveau tiret (v. 13) laissent résonner cette ultime hypothèse dans l’imagination du lecteur.
L’image finale, elle, résume en quelque sorte l’amertume supposée de l’Empereur : « – Et regarde filer de son cigare en feu, / Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu
» (v. 13-14).
Si le « cigare en feu
» peut représenter la rage intérieure – vaine, faible et ridicule – qui anime Napoléon III, ce qui part en fumée, ce sont précisément pouvoir, richesse, vie de château.
La comparaison « Comme aux soirs de Saint-Cloud
» (v. 14) rapproche cette soirée au château de Wilhelmshohe des soirées passées dans les résidences royales françaises, crée un lien entre passé et présent et peut faire croire que rien n’a changé ; pourtant la situation est renversée : de monarque tout puissant, le voici réduit à l’état de prisonnier, et en fait anéanti.
Rages de Césars, Rimbaud, Conclusion
Sans pitié, ce sonnet satirique dresse un piteux portrait de l’oppresseur enfin vaincu, de celui dont on n’attendait que la chute.
C’est une exultation de joie, implacable, de la part du poète, qui se place en spectateur d’une scène qu’il imagine.
Napoléon III est peint ici d’une manière qui le rend ridicule, faible, terne, impuissant, tourné vers le passé, plein de regrets inexprimables et vains.
Qualifier son ministre de « Compère à lunettes
» contribue à leur donner à tous deux l’aspects de personnages de comédie, de pantins de théâtre de rue. Ils ne peuvent ni l’un ni l’autre être pris au sérieux.
Ce faisant, Rimbaud détruit toute possibilité de s’apitoyer sur le vaincu : ridicule, il ne peut être plaint.
L’image finale de la fumée du cigare qui s’envole est symbole de la vanité des ambitions de l’Empereur, qui, comme l’indique le pluriel employé dans le titre du sonnet (« Rages de Césars »), devient symbole de tous les monarques, dictateurs et oppresseurs qu’a vus l’Histoire, et sa rage contenue un exemple de toutes les rages contenues des oppresseurs vaincus.
Ce sonnet politique est donc en creux une ode à la liberté et à la démocratie.
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