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Voici une analyse linéaire du poème « Les Effarés » issu des Cahiers de Douai d’Arthur Rimbaud.
Les effarés, introduction
Écrits quand Arthur Rimbaud était âgé de seulement 16 ans, les Cahiers de Douai regroupent vingt-deux poèmes, répartis en deux liasses.
Alors en fugue à Douai chez son professeur de rhétorique Georges Izambard puis chez le poète Paul Démeny, Arthur Rimbaud est, en 1870, en pleine révolte.
Le poème intitulé « Les Effarés » appartient au premier cahier de Douai. Il se compose de 12 strophes composées de deux octosyllabes en rimes suivies et d’un tétrasyllabe qui rime avec le suivant.
Par le choix de cette versification, Rimbaud se dresse incontestablement contre un ordre classique en poésie.
Problématique
En quoi ce poème, en jouant sur des contrastes, est-il un cri de révolte et de défense des enfants ?
Poème étudié
Les effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, 1870
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond
A genoux, cinq petits, -misère!
-Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
-Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Mais bien bas, -comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
-Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…
Annonce de plan linéaire
Dans un premier temps, correspondant aux 5 premières strophes, nous analyserons le contraste saisissant entre les enfants affamés et transis de froid et le boulanger.
Dans un second temps, correspond aux 7 dernières strophes, nous étudierons l’expression du pathétique dans ce poème engagé.
I – Le contraste saisissant entre les enfants et le boulanger
Les 5 premières strophes
Le titre du poème, « Les effarés », sous forme d’adjectif substantivé, ne trouve son explication qu’au vers 5, dans l’expression « cinq petits
».
L’effet de surprise est donc orchestré par la première strophe qui n’identifie pas d’emblée ce groupe au pluriel. Le lecteur est intrigué par ces « effarés » dont il ignore l’identité.
Le poème s’ouvre sur un jeu de lumières et de contrastes frappant : la couleur noire sur la neige, l’obscurité du « soupirail » et l’action qui s’y passe (« s’allume
»).
En raison de la couleur noire, le lecteur peut imaginer une meute d’animaux, ce d’autant plus que ce groupe est caractérisé par un vocabulaire familier « leurs culs en rond
».
Le sujet est ainsi retardé jusqu’au vers 4 : « cinq petits
».
Mais ce groupe nominal appartient autant au règne humain qu’au règne animal : l’ambiguïté prévaut toujours.
Ce quatrième vers, composé de mots d’une ou deux syllabes, est marqué par un rythme haché, comme pour marquer l’horreur de la situation : « À genoux, cinq petits, – misère ! –
»
Le cri du poète est exprimé grâce à l’exclamative : «- misère !
– ». L’utilisation de l’incise entre deux tirets accentue la force de ce jugement qui semble jaillir du plus profond du Poète.
L’attitude des enfants est passive, presque soumise, comme en témoignent l’expression « à genoux
» et les verbes de perception : « regardent », « voient », « écoutent
».
La scène repose sur un contraste entre un boulanger en action (il est sujet des verbes d’action « tourne« , « enfourne« , « chante
« ) et cinq enfants qui l’observent.
La production du boulanger est mise en valeur par l’enjambement entre les vers 5 et 6 qui fait ressortir le verbe « faire » à l’infinitif en fin de vers : « Regardent le boulanger faire / Le lourd pain blond…
« .
Le fruit de cette action, le pain, est valorisé car enrichi de deux adjectifs épithètes : « Le lourd pain blond
».
Cette construction est reprise comme en écho au vers suivant dans la métonymie « le fort bras blanc
».
La fascination des enfants se lit à travers cet effet d’écho et l’omniprésence des couleurs : du pain blond, à la peau blanche du boulanger, en passant par « La pâte grise » et le four « clair
».
L’allitération en [b] restitue également la rondeur et la gourmandise du pain : « Regardent le Boulanger faire / le lourd pain blond / Ils voient le fort bras blanc qui tourne
»
Discrets, les enfants « écoutent le bon pain cuire
». De cette scène, se dégage un contraste saisissant : les enfants sont tapis dans le froid, à l’extérieur, pendant que le boulanger est à l’intérieur, au chaud.
De plus, les sonorités en gutturales s’entrechoquent, associant presque le boulanger à un ogre : « Le Boulanger au gras sourire/Grogne
».
Quant à la cinquième strophe, elle joue sur les sonorités que l’on retrouve dans le mot « boulanger » : « Ils sont blottis, pas un ne bouge, /Au souffle du soupirail rouge
». Ces jeux de sonorités restituent la fascination des enfants par ce monde auquel ils ne peuvent accéder.
Seul le soupirail leur livre des bribes de chaleur, d’odeur.
La comparaison finale « chaud comme un sein
» confirme l’attirance des petits pour la boulangerie tout en soulignant leur très jeune âge. Ils sont mus par la faim qui les tiraille et par la chaleur dont ils sont dépourvus.
II – De la compassion au cri de révolte
Les 7 dernières strophes
Le deuxième mouvement est constitué d’une seule et même phrase complexe, dont le rythme semble suivre l’émotion du poète.
Ainsi, il s’ouvre sur une accumulation de propositions subordonnées circonstancielles de temps introduites par « quand » qui, là encore, retardent l’arrivée de la proposition principale.
La première strophe rappelle le cadre temporel de la scène (« minuit ») et fait naître une véritable gourmandise, avec l’énumération « Façonné, pétillant et jaune
» dont le rythme ternaire est envoûtant.
La deuxième proposition subordonnée circonstancielle de temps crée un moment hors du temps et empli d’odeurs (« les poutres enfumées », « les croûtes parfumées
»).
La personnification de la croûte du pain qui chante participe à la naissance d’une scène merveilleuse car qualifiée de « trou chaud » qui «
souffle la vie
».
Les effets d’écho sonores dans la 7ème strophe font entendre ce chant hypnotique :
« Quand, sous les poutres enfumées
chantent les croûtes parfumées«
Mais tout ceci ne reste qu’un spectacle auquel les enfants n’ont pas accès.
Le contraste entre cet intérieur gourmand et l’extérieur fait de misère est frappant, comme en témoigne le complément circonstanciel « Sous leurs haillons
».
Le rythme s’enchaîne avec de nouvelles propositions subordonnées circonstancielles de conséquence (si…que), comme si la description ne pouvait s’arrêter.
L’innocence de ces enfants est rappelée par les expressions « leur âme si ravie » et « les pauvres petits pleins de givre
», ce qui constitue un jugement plein de sympathie.
Depuis le début du poème, la frontière entre l’humanité et le monde animal était ténue. Ici encore, dans la dixième strophe, le champ lexical de l’animal est présent : « collant », « petits museaux roses », « grognant
».
Ces enfants vivent dans un tel état d’indigence qu’ils pourraient être assimilés à des animaux.
Le Boulanger grognait « un vieil air
» mais les enfants en sont incapables : ils ne grognent que « des choses » : leurs paroles indistinctes les animalise encore davantage. La situation de ces cinq enfants suscite donc l’indignation du poète.
Leur condition est d’autant plus révoltante qu’ils restent innocents et pieux, comme l’indique le champ lexical de la religion : « pauvres petits« , « prière« , « lumière« , « ciel rouvert
» . La comparaison « comme une prière
» les assimile presque à des pèlerins, mais la religion ne leur est d’aucun secours.
Dans la continuité, la dernière strophe dénonce ces conditions de vie terribles : le froid, l’absence de vêtement décent, au point que des détails en apparence triviaux clôturent le poème : « ils crèvent leur culotte », « leur chemise tremblote
». Le substantif « lange« , traditionnellement associé aux nourrissons, souligne le jeune âge des enfants.
Les allitérations en [l] et [r], ainsi que la rime en « otte » restituent les tremblements des enfants transis de froid :
« Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
«
– Et que leur lange blanc tremblotte
Le texte s’achève par une référence « au vent d’hiver
« suivie de points de suspension, comme pour marquer l’effacement des enfants abandonnés à leur sort. Les points de suspension peuvent aussi suggérer l’indignation du poète face à ce tableau pathétique.
Les effarés, Rimbaud, conclusion
Le poème « Les effarés » se construit sur une série de contrastes saisissants : entre le pluriel (cinq petits) et le singulier (le boulanger), entre le noir des enfants et le jaune du pain, entre le froid hivernal et la chaleur du four.
Loin de fonder son poème sur la seule expression du pathétique, Arthur Rimbaud parvient finement à dénoncer les conditions sociales des enfants.
Abandonnés dans le froid, tiraillés par la faim, ils ne sont aidés par personne. En effet, le Boulanger n’a pas un regard pour eux; il ne fait pas don de son pain. Seules restent les prières pour espérer survivre.
Ce poème profondément engagé crie la révolte d’un poète à peine plus âgé que ces enfants, mais déjà conscient des disparités sociales.
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