Manon Lescaut, le souper interrompu : analyse

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Voici une lecture linéaire de l’épisode du souper interrompu, juste après la première trahison de Manon dans Manon Lescaut de l’Abbé Prévost.

L’extrait étudié va de « Je me remplis si fortement de cette opinion » à « pour rêver à mon infortune » .

La première trahison de Manon Lescaut, introduction

En 1731, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut fut censuré à cause de son immoralité.

Écrit par l’abbé Prévost (1697-1763), ce roman constitue le tome VII des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. (Voir la fiche de lecture pour le bac de Manon Lescaut)

Le personnage fictif qui se présente comme l’auteur, M. de Renoncour, choisit de raconter la passion amoureuse et rocambolesque qui relia le chevalier Des Grieux et Manon Lescaut.

L’extrait analysé ici s’appuie sur la nouvelle vie de Des Grieux et de Manon à Paris. Mais la jeune femme, sans le sou, trompe le chevalier avec M. De B…, un riche fermier général.

Cette scène du souper est donc l’occasion pour le chevalier, trahi, de s’expliquer avec Manon et d’obtenir des explications concernant cette infidélité.

Problématique

En quoi cette scène presque théâtrale constitue-t-elle l’analyse rétrospective d’une passion aveuglante ?

Texte étudié

Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir, en m’apprenant tout ce qui s’était passé. On nous servit à souper. Je me mis à table d’un air fort gai ; mais à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention ; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes ! Ah Dieux ! m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon ; vous êtes affligée jusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines.

Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous les empressements de l’amour, de me découvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-même en essuyant les siens ; j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser, et s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurai qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrir moi-même. A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux m’ayant pris par le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dans un carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans répondre. Mon frère était effectivement à m’attendre. On me mit dans le carrosse, auprès de lui, et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’à Saint-Denis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin, pour rêver à mon infortune.

Plan linéaire

Après avoir mis en évidence les sentiments paradoxaux qui animent les amants dans ce huis-clos (I), nous saisirons la complexité du jeu de regards (II).

Puis la dramatisation de ce souper interrompu (III) permettra de comprendre si l’issue est salvatrice pour le chevalier (IV).

I – Des sentiments paradoxaux

De « Je me remplis si fortement » à « dans les yeux de ma chère maîtresse« 

Dès l’ouverture de cet extrait, Des Grieux fait un retour réflexif sur ce qu’il vit. C’est ce dont témoigne le système de cause (“Je me remplis si fortement de cette opinion”) à conséquence (« qu’elle eut la force de diminuer de beaucoup ma tristesse » ) dont il fait état.

L’affection du chevalier Des Grieux pour Manon se matérialise par son empressement, dans l’adverbe “sur-le-champ”, par ses actions relatées au passé simple (« je retournai« , “j’embrassai”) et ses gestes, dans le complément circonstanciel de manière “avec ma tendresse ordinaire”.

L’attitude de Manon est empreinte de politesse comme en témoigne la phrase brèveElle me reçut fort bien” et ne laisse rien présager de mal.

Mais le degré de connaissance du chevalier le conduit à hésiter, comme l’indique le balancement binaire : “j’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures […] ; je me retins” . L’ampleur de cette phrase complexe restitue les doutes et hésitations du chevalier.

Il espère que ces retrouvailles à huis-clos soient propices à une conversation honnête comme le suggère le champ lexical de la vérité : « découvrir mes conjectures », « certaines », « me prévenir », « m’apprenant », « ce qui s’était passé » .

L’emploi du conditionnel et du modalisateur « peut-être » laissent transparaître l’espoir d’un aveu de la part de Manon : « dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir. »

Les pensées du chevalier sont coupées brusquement par le cérémonial du souper, comme le suggère la brièveté de la phrase : “On nous servit à souper.

Le rituel du dîner se met donc en place : “je me mis à table”, “la chandelle qui était entre elle et moi”. Mais à la bonne humeur du chevalier (« d’un air fort gai ») s’oppose par antithèse « la tristesse” de Manon.

Le terme hypocoristique (= affectueux) “ma chère maîtresse”, avec le déterminant possessif « ma », souligne que même trahi, Des Grieux reste amoureux de Manon Lescaut.

II – Un jeu de regards complexe

De « Cette pensée m’inspira aussi » à « pas un seul mot de vos peines« 

Le jeu d’ombres et de lumières créé par la chandelle procure une atmosphère intime à ce dîner mais symbolise aussi le trouble et la duplicité de Manon.

Les deux personnages communiquent par le regard, comme l’indique le champ lexical correspondant : “je remarquai”, “ses regards”, “regardai”, je vis”.

Les regards de Manon se substituent aux mots et laissent une part de mystère dans l’interprétation que le chevalier doit en faire. Ainsi, il note que les regards de sa dulcinée sont différents : ils sont “d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé.

Mais il peine à saisir leur sens et la nature de leurs sentiments : le recours à la négation (“je ne pouvais démêler si”) et au verbe d’état (“il me parût que”) illustrent ses hésitations.

La proposition subordonnée circonstancielle de concession « quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant » souligne la volonté du chevalier de nuancer ses propos pour mieux décrire le sentiment de Manon, finalement désigné par une périphrase « un sentiment doux et languissant » .

Les regards échangés sont symétriques : “je la regardai avec la même attention”. Mais chacun ignore ce que l’autre ressent. La syntaxe complexe de la phrase restitue ce jeu subtil de non-dits, où chacun cache ses sentiments, avec le modalisateur « peut-être« , la négation (« n’avait-elle pas« ) et le comparatif « moins » : « et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon coeur par mes regards » .

Le temps semble suspendu comme le suggère la double négation coordonnée dans la phrase “ nous ne pensions ni à parler, ni à manger.” : les amants sont figés dans une immobilité pesante.

Jusqu’à ce que les larmes de Manon viennent rompre le silence. Le chevalier retranscrit alors sa vive réaction au discours direct : « perfides larmes ! Ah Dieux ! m’écriai-je, vous pleurer ma chère Manon« .

Le discours direct du chevalier s’appuie sur le registre pathétique : l’invocation aux Dieux, la nature du verbe de parole (“m’écriai-je”), lintensité de l’émotion (“jusqu’à pleurer”) et le vocabulaire hyperbolique (“vous êtes affligée”, “vos peines”). La scène est particulièrement théâtrale.

III – La théâtralisation d’un événement dramatique

De « Elle ne me répondait que par quelques soupirs » à « des étrangers qui avaient frappé« 

La théâtralité de ce dîner interrompu se poursuit : aux pleurs de Manon succèdent “quelques soupirs”.

Le chevalier exprime son inquiétude dans une succession de propositions juxtaposées. Cette structure asyndétique (absence de mots de liaison) restitue l’agitation du chevalier : “je la conjurai (…); j’en versai moi-même en essuyant les siens; j’étais plus mort que vif” .

Les manifestations de son inquiétude vont crescendo : il tâche de “découvrir le sujet [des] pleurs”, puis il s’effondre en larmes et enfin il exprime son désespoir dans une antithèse frappante (“j’étais plus mort que vif.”)

Le conditionnel passé témoigne de la capacité de Des Grieux à analyser la scène a posteriori : “un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte.” Le reproche envers Manon est implicite : le lecteur apprendra par la suite qu’elle n’a pas été attendrie par le Chevalier et qu’elle s’est donc montrée plus impitoyable qu’un barbare.

Mais ce moment privilégié où les deux amants se laissent aller à leurs émotions est interrompu. En effet, le retour à la réalité est marqué par le passé simple (“j’entendis”, “on frappa”) et par la mention d’éléments triviaux (“plusieurs personnes qui montaient l’escalier”, “la porte”).

Le huis-clos est donc rompu. Le baiser de Manon qui en marque l’arrêt est sujet à interprétation : « Manon me donna un baiser » .

En effet, à la lumière de l’épithète précédente (“perfides larmes”), le lecteur ne peut considérer ce baiser comme une marque sincère d’amour, mais plutôt comme un baiser de trahison, à l’instar de Judas.

D’ailleurs, l’attitude de la jeune femme le confirme, dans l’utilisation du participe présents’échappant de mes bras” et des deux adverbesrapidement” et “aussitôt” qui suggèrent une dextérité certaine.

Toutefois, l’aveuglement du chevalier transparaît : il cherche une explication rationnelle (“Je me figurai que…”) et met ce départ précipité sur le compte d’une forme de pudeur : “ elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé.« 

IV – Une issue salvatrice pour le chevalier ?

De « J’allai leur ouvrir moi-même » à « pour rêver à mon infortune » .

Le chevalier est désormais seul. Le rythme du récit s’accélère, comme on peut le noter dans le traitement du temps avec la locution adverbialeà peine” et l’accumulation de verbes au passé simple : « je me vis », « je reconnus », firent », « visita », « tira », « demandèrent » .

Le chevalier subit l’action comme l’indique le verbe voir qui précède l’infinitif « saisir » : “je me vis saisir par trois hommes”. Il est spectateur de sa propre arrestation.

Sa lucidité lui permet tout de même de reconnaître les laquais de son père. La suite des actions est rapportée factuellement, jusqu’au désarmement du chevalier : “il tira un petit couteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi.” Cette mention souligne le caractère inoffensif du chevalier.

Le discours indirect qui s’ensuit explique l’attitude des laquais : “ils me demandèrent pardon”. Le chevalier Des Grieux appartient à une lignée noble. Les laquais justifient donc ce traitement brutal par la « nécessité » et l’obéissance qu’ils doivent au père de Des Grieux (« par l’ordre de mon père » ).

Le chevalier subit ce rapt passivement comme le montre sa position systématique comme COD (complément d’objet direct) des verbes dans ce passage : « Ils me demandèrent » , « ils me dirent » , mon frère aîné m‘attendait » ou les tournures passives : « je me laissai conduire« , “on me mit dans le carrosse

Cette passivité est liée à la sidération du chevalier, mise en relief dans les compléments circonstanciels de manière qui expriment l’absence de réactionsans résister et sans répondre” .

Le chevalier analyse lui-même cette passivité comme une conséquence de son trouble, avec la proposition subordonnée circonstancielle de conséquence : « J’étais si troublé, que je me laissai conduire » .

Le rapt du chevalier a donc pour destination finale Saint Denis ; il semble mettre un terme définitif à la relation avec Manon.

Mais les derniers mots “j’eus tout le loisir dont j’avais besoin pour rêver à mon infortune”, suggèrent, par l’antithèse (rêver//infortune), que l’histoire d’amour entre les deux amants est loin d’être finie.

Le souper interrompu, Manon Lescaut, conclusion

Au terme de cette analyse, il s’avère que le statut de Des Grieux, victime d’infidélité, est confirmé.

Par son recul en tant que narrateur, il est capable d’analyser ses hésitations. Il parvient également à transformer ce souper en véritable mise en scène dramatique : les échanges de regards, le pathos qui surgit des silences et des larmes, les supplications sont autant d’indices qui confirment l’amour que le chevalier voue à Manon, malgré la trahison de cette dernière. Victime consentante, il se laisse faire.

Le huis-clos est brisé par l’interruption du souper et le rapt du chevalier : cette issue, si elle peut être salvatrice d’un point de vue géographique, n’empêchera pas Des Grieux de rester amoureux de Manon.

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Amélie Vioux

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