L’histoire de Polly Baker, Supplément au voyage de Bougainville, Diderot : analyse

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l'histoire de miss polly bakerVoici un commentaire de l’histoire de miss Polly Baker issue de la section III du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot (1772).

L’extrait analysé va de « Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la cinquième fois » jusqu’à « il avait fait une fille publique. »

L’histoire de Polly Baker, Supplément au voyage de Bougainville, introduction

Dans Supplément au voyage de Bougainville écrit en 1772, Diderot, un des plus célèbres philosophes des Lumières, met en scène deux personnages A et B qui rapportent leur jugement sur le livre Voyage autour du Monde du navigateur Louis Antoine de Bougainville.

L’épisode de Miss Polly Baker est une digression de B qui a été ajoutée au chapitre 3 à la suite du dialogue entre Orou et l’aumônier.

Orou et l’aumônier discutent de l’union à l’Otaïtienne qui est fondée sur le libre choix des partenaires conformément aux prescriptions de la nature et de l’amour. L’histoire de Miss Polly Baker montre qu’au Connecticut un autre code régit les relations entre hommes et femmes : Polly Baker est en effet accusée d’avoir été mère hors mariage.

Nous verrons dans ce commentaire que Diderot laisse la parole de la défense à Miss Polly Baker elle-même (I) dans le cadre d’un apologue qui défend la condition des femmes et appelle à une justice fondée sur la nature (II).

Questions possibles à l’oral de français sur l’histoire de Miss Polly Baker

♦ En quoi ce texte est-il un texte des Lumières ?
Que défend Miss Polly Baker dans ce texte ?
♦ En quoi l’histoire de Miss Polly Baker est-il un apologue ?
♦ L’image de la femme dans l’épisode de Miss Polly Baker.
♦ Quelle définition de la justice Diderot donne-t-il dans ce texte ?
♦ « Il y a quelquefois des lois injustes » : cette proposition résume-t-elle le texte ?

I – Miss Polly Baker, avocate d’elle-même

A – Un discours de rhétorique

Miss Polly Baker fait un pur discours de rhétorique pour convaincre et persuader son auditoire de son innocence.

Elle ouvre son discours par un exorde destinée à capter l’attention de son auditoire : « Permettez-moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots… ».

Pour réussir cet exorde, elle joue tout d’abord sur l’ethos c’est-à-dire l’image que le locuteur souhaite donner de lui-même.

En effet, le registre soutenu utilisé par Miss Polly Baker et les formules de révérence mettent en relief ses qualités morales de façon à trouver un écho favorable chez l’interlocuteur : « Permettez-moi, Messieurs », « je ne vous retiendrai pas longtemps », « vous daignerez ». A travers ces mots, Miss Polly Baker renforce la position de supériorité des juges qui n’ont pas de temps à perdre.

Une fois créées les conditions d’une écoute favorable, Miss Polly Baker joue sur le pathos : elle essaie d’éveiller leur pitié à travers l’utilisation du registre tragique.

Elle utilise ainsi la forme négative : « je n’ai pas le moyen de payer des avocats », « je ne vous retiendrai pas longtemps », « Je ne me flatte pas » pour suggérer le dénuement dans lequel elle se trouve.

Cette technique est un classique de la rhétorique, la vultus modestia (un air de modestie), destinée à donner une image la plus modeste possible pour créer un terrain favorable à la pitié.

Cette pitié est renforcée par les adjectifs « malheureuse et pauvre » qui présentent Miss Polly Baker comme une allégorie de la douleur.

Après cet exorde, Polly Baker narre son histoire personnelle qui s’apparente à une tragédie.

D’emblée, la première phrase de son récit accentue la circularité tragique dans laquelle elle se trouve enfermée : « Voici la cinquième fois que je paraîs devant vous ». L’adjectif ordinal « cinquième » crée un effet de répétition qui souligne que Miss Polly Baker est prisonnière d’un destin tragique.

Le parallélisme de construction avec la répétition de « deux fois » « deux fois j’ai payé des amendes onéreuses, deux fois j’ai subi une punition publique et honteuse » montre cet acharnement du destin contre Miss Polly Baker qui est condamnée toute sa vie à effectuer le même geste.

Vient ensuite la confirmation qui est le moment du discours où le locuteur expose ses arguments. Pour prouver son innocence, Miss Polly Baker utilise alors des arguments de nature très diverses :

Argument moral : la pureté morale de Miss Polly Baker
Argument politique : elle rend service à sa patrie et à son roi en faisant naître ses futurs défenseurs.
Argument matrimonial : elle n’a détruit aucune union et souhaite se marier
Argument religieux : elle n’a pas offensé la religion, au contraire elle a fait naître de nouveaux croyants.

Enfin, la péroraison vient clore le discours rhétorique par l’adverbe déictique « voilà » (« Voilà des crimes qui méritent plus que le mien » )

B – Un plaidoyer

Ce discours rhétorique est un véritable plaidoyer que Miss Polly Baker met en œuvre pour plaider sa cause (un plaidoyer est le discours prononcé par l’avocat pour défendre un accusé).

Avocate d’elle-même, Miss Polly Baker utilise les mêmes techniques de persuasion que les avocats :

La théâtralité tout d’abord par l’utilisation des déictiques « Voici » et « Voilà » qui dramatisent le discours et ajoute l’action à la parole.

Miss Polly Baker implique aussi son auditoire par des apostrophes « Messieurs » ou des questions rhétoriques « Mais est-ce ma faute ? » ou « cela ne suffit-il pas ?». Par ce procédé, les juges sont impliqués dans la logique de Miss Polly Baker.

Ensuite, la jeune femme crée un dialogue artificiel (« On me répondra que j’ai transgressé les préceptes de la religion ») où le « on » désigne un procureur imaginaire auquel elle répond par anticipation pour mieux désamorcer les contradicteurs.

En outre, des effets de rime interne donnent au lecteur l’impression que Miss Polly Baker déclame des vers de tragédie, ce qui dramatise encore un peu plus son discours : « deux fois j’ai payé des amendes onéreuses, deux fois j`ai subi une punition publique et honteuse » .

Polly Baker utilise également le rythme ternaire très fréquent dans la rhétorique judiciaire :

♦ j’ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, à un enfant
♦ j’aurais la bonne conduite, l’industrie et l’économie convenables à une femme

Elle utilise aussi le coup de théâtre comme un avocat qui amène une pièce inconnue dans le procès pour ménager son effet : «Cet homme, vous le connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s’assied à vos côtés ». Le déterminant démonstratif déictique « cet » rend présent celui qui l’a entraînée dans ce procès. Par un retournement de situation, la coupable devient innocente et la justice devient coupable.

Là est bien l’intention de Diderot : réfléchir à travers Miss Polly Baker sur la condition des femmes et sur la justice.

II – Un apologue pour une justice fondée sur la nature

 A – Une défense de la condition des femmes

L’histoire de Miss Polly Baker est un apologue qui prend la défense de la condition des femmes.

Comme un apologue, le texte s’ouvre sur « Une fille », avec un déterminant indéfini (« une » ) qui permet la généralisation de l’histoire. Miss Polly Baker est en effet l’allégorie de la femme et l’avocate de la condition féminine.

Le lieu de l’apologue n’est pas anodin. En plaçant son récit dans le « Connecticut » à « Boston », Diderot situe son anecdote dans le nouveau monde (l’Amérique). A travers ce décentrement, il propose ainsi l’image d’une femme nouvelle qui pourrait s’extraire de la condition qui est la sienne dans la culture européenne.

Miss Polly Baker incarne d’ailleurs l’équilibre entre la sensibilité et la raison.

Certes elle joue sur le pathos de l’auditoire mais son discours est rationnellement structuré comme en témoignent les connecteurs logiques qui ponctuent son intervention : « mais…aussi …alors … ».

Elle est la victime d’une masculinité séductrice et coupable. Le champ lexical du crime est ainsi très présent à la fin du texte : « mon séducteur », «  crimes », «  séduction », «  l’opprobre », «  trompent », «  état honteux », « troublent », «  crimes ».

Le terme « séducteur » accentuée par le déterminant possessif « mon » assimile l’homme qui l’a séduite à une figure diabolique d’autant plus qu’elle insiste sur sa virginité première (« j’étais vierge encore » ).

On retrouve une intertextualité avec Don Juan, Miss Polly Baker étant la réécriture du personnage d’Elvire victime de la tromperie de Don Juan dans la comédie de Molière.

Mais Miss Polly Baker n’est pas une simple avocate : elle instruit aussi un procès à charge contre l’exploitation des femmes par les hommes. Diderot joue d’ailleurs sur le lexique judiciaire à travers la phrase : « j’avais espéré qu’il paraîtrait aujourd’hui » : le lecteur ne peut s’empêcher d’entendre « qu’il comparaîtrait aujourd’hui ». Cette quasi homophonie suggère que l’homme, véritable coupable, devrait être jugé.

La femme est pour Diderot la voix de la nature. Elle est dépouillée des artifices mortifères de la civilisation européenne. Elle est l’allégorie de la simplicité et de l’abondance comme en témoigne le champ lexical de la maternité : « j’ai mis cinq beaux enfants au monde », « nourris de mon lait », « soutenus de mon travail », «fécondité », « donné le jour ». Diderot fait ainsi un éloge de la féminité qui donne la vie alors que la masculinité guerrière et trompeuse sème la mort.

B – Une justice fondée sur le droit naturel

Au-delà de l’histoire de Miss Polly Baker, Diderot nous propose une réflexion sur la justice.

Le pronom indéfini « on » employé plusieurs fois pour désigner les juges (« jamais on ne m’a accusée« , « on me répondra que » ) dévoile l‘aveuglement d’une justice anonyme qui a un sens limité de l’humanité.

Miss Polly Baker par l’oxymore (juxtaposition de deux mots de sens contraires) « loi injuste » montre que le droit positif (= les lois élaborées par les hommes) n’est pas forcément légitime.

Diderot veut montrer la nécessité d’une justice fondée sur la nature.

Le champ lexical du sentiment à la fin du texte caractérise la réaction des magistrats : « effet », « sentit », « remords », « voulut ». Ce champ lexical montre qu’à la froideur des textes juridiques et à leur interprétation exclusivement rationnelle peut se substituer la force du sentiment qui réveille le sens de l’équité et de la réparation.

Miss Polly Baker a un rapport à la loi qui est distant voire critique : « il y a quelquefois des lois injustes, et on les abroge » ou « la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution ». Par ces phrases, Miss Polly Baker démystifie le droit positif : la possible abrogation des textes juridiques montre que la loi n’est plus une norme absolue, indépassable.

Par cet apologue, Diderot suggère ainsi que la justice doit être fondée sur le cœur et non sur la seule raison.

Le discours de Miss Polly Baker, conclusion

Diderot compose ici un apologue qui est loin de n’être qu’une digression. Cet épisode de Miss Polly Baker s’inscrit pleinement dans la logique du Supplément au Voyage de Bougainville. Il est à charge contre la civilisation européenne étouffée selon Diderot par un rationalisme réducteur et destructeur. Le philosophe des Lumières souhaite que la culture européenne s’ouvre à la voix du cœur et de la nature.

En ce sens Diderot ouvre la voie au romantisme qui rend à la figure féminine une centralité qu’elle avait perdue dans les siècles précédents et qui remet le sentiment et la nature au cœur de l’anthropologie des Lumières.

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Amélie Vioux

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