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Voici une lecture linéairede l’acte 3 scène 3 de On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset.
L’extrait étudié va de « Camille, cachée à part« , à « la sève du monde tout-puissant. (Il sort avec Rosette)
» .
On ne badine pas avec l’amour, acte III scène 3, introduction
Publiée en 1834 et représentée à la Comédie Française en 1861, On ne badine pas avec l’amour est une pièce de théâtre qui s’ancre à la fois dans la biographie d’Alfred de Musset et dans le mouvement romantique dont il se réclame.
En effet, la liaison passionnée de ce dernier avec George Sand et leur correspondance nourrit l’action qui relie Perdican et Camille, deux jeunes gens promis l’un à l’autre depuis leur enfance.
Mais Camille rompt cette promesse en faisant le choix du couvent.
Dès lors, la scène 3 de l’Acte III constitue une forme de vengeance de la part de Perdican.
En présence de Camille, il déclare son amour à Rosette, la sœur de lait de Camille.
Cette convention théâtrale est en réalité orchestrée par Perdican, véritable organisateur de cette mise en scène, dont le but est de faire souffrir Camille.
Extrait analysé
Camille, cachée, à part.
On ne badine pas avec l’amour, Acte III scène 3, Musset
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
Perdican, à haute voix, de manière que Camille l’entende.
Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.
(Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
Rosette
Vous me donnez votre chaîne d’or ?
Perdican
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.
Camille, à part.
Il a jeté ma bague dans l’eau.
Perdican
Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?
Rosette
Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
Perdican
Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.
Rosette
Comme vous me parlez, monseigneur !
Perdican
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.
(Il sort avec Rosette.)
Problématique
En quoi cet extrait révèle-t-il à la fois le caractère manipulateur de Perdican et son romantisme exacerbé ?
Plan linéaire
Dans un premier temps, nous étudierons la mise en abyme dramatique de cet extrait.
Dans un deuxième temps, nous analyserons l’expression lyrique de l’amour par Perdican.
Enfin, dans un troisième temps, nous comprendrons l’enjeu de ces portraits féminins opposés.
I – Une mise en abyme dramatique
De «Que veut dire cela ?» à «Vous me donnez votre chaîne d’or ?
»
L’extrait s’ouvre sur une situation de triangle amoureux original.
En effet, comme l’indique la didascalie initiale («Camille, cachée, à part
»), Camille se trouve sur scène, observatrice des actions et propos de Perdican. Elle est donc contrainte à se cacher et à parler en aparté.
Le spectateur est donc conscient du procédé de double énonciation et est complice de cette scène.
Une mise en abyme (procédé de théâtre dans le théâtre) est donc à l’œuvre : Perdican joue son rôle à l’excès afin de séduire Rosette et humilier Camille.
Les trois interrogations qui vont en gradation (elles sont de longueur croissante) reflètent l’incompréhension de Camille, sa stupeur, voire son indignation : « Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ?
«
La situation est en effet paradoxale: elle se voit confier un rendez-vous pour assister à une déclaration d’amour qui ne la concerne pas.
Les termes «cela», «la» et «une autre
» soulignent la distance qu’elle prend avec Rosette, qui n’est d’ailleurs pas nommée.
Seule la curiosité motive Camille à assister à cette scène.
La mise en scène orchestrée par Perdican est explicite à travers la didascalie «à haute voix, de manière que Camille l’entende
».
La déclaration est d’emblée une envolée lyrique dans la mesure où elle commence par «Je t’aime, Rosette !
».
Elle est absolue et enflammée, comme l’illustrent la répétition «toi seule
» ainsi que le recours à l’impératif («prends ta part», «donne-moi ton cœur»).
Les propositions juxtaposées suggèrent la passion amoureuse qui anime Perdican.
Cette «chère enfant
» apparaît comme la maîtresse de son cœur, et ce, depuis longtemps.
L’expression «voilà le gage de notre amour
» affirme l’union de Perdican et Rosette, par l’emploi du déterminant possessif «notre» qui réunit les deux jeunes gens dans une seule entité que forme le couple.
Cette expression est suivie par une didascalie hautement symbolique: «Il lui pose sa chaîne sur le cou
».
Leur amour est donc scellé par le don de ce bijou, ce qui laisse Rosette interdite, seulement capable de montrer son étonnement.
Les multiples tirades de Perdican et les brèves répliques de Rosette montrent le décalage entre les deux personnages : l’un maîtrise l’art de la rhétorique et de la manipulation; l’autre, timide, se contente d’acquiescer.
II – Le romantisme à l’œuvre ou l’expression lyrique de l’amour
De «Regarde à présent cette bague» à «Il a jeté ma bague dans l’eau
»
Perdican n’arrête pas sa déclaration au don de ce premier bijou.
L’utilisation de la bague confère à sa tirade une dimension dramatique car il s’agit de la bague de Camille.
Il continue à mettre en scène sa déclaration, par l’utilisation de l’impératif présent («regarde» utilisé à trois reprises, «lève-toi»,«rapprochons-nous
»).
Tout répond au canon d’une déclaration romantique: la bague, le cadre de la fontaine et par la suite, l’appel à la Nature comme garante de leur amour.
Sa tirade se poursuit avec deux interrogations rhétoriques mettant en évidence l’harmonie qui les unit: «tous les deux
», «appuyés l’un sur l’autre», «ta main dans la mienne
».
Ce jeu tend à la perversité car Camille, certes silencieuse, assiste bien à la scène.
Ainsi, lorsque Perdican jette la bague dans l’eau de la fontaine, le geste a une portée dramatique car le bijou avait été donné par Camille.
L’envolée lyrique de Perdican se poursuit dans le jeu avec les reflets des deux amants dans l’eau.
Une fois encore, l’accumulation de propositions juxtaposéessouligne un rythme particulier, comme si Perdican se laissait emporter par ses sentiments : « Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde !
«
Perdican décrit les mouvements de l’eau qui font bouger leurs reflets : de nombreux verbes d’action personnalisent l’image des amants («a disparu», «revient», «reprend son équilibre», «tremble», «courent»
).
Le présent d’énonciation et les mentions temporelles rendent la scène vivante («peu à peu», «patience, nous reparaissons», «déjà je distingue», «encore une minute»
).
Le lecteur-spectateur assiste à la peinture des reflets mouvants des amants enlacés.
La réaction de Camille, sous forme d’aparté, est un constat amer et bref. L’emploi du passé composé constate une relation révolue: «Il a jeté ma bague dans l’eau.
»
III – Deux portraits féminins antithétiques
De «Sais-tu ce que c’est que l’amour
» à fin de l’extrait
La tirade de Perdican est construite de façon circulaire: à la phrase initiale «Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette?
» répond, par écho et de façon plus intense, «O Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour?
».
Perdican se mue en véritable poèteet fait appel aux éléments naturels comme garants de leur amour.
En effet, il mentionne «le vent», «la pluie du matin
» qui devient métaphoriquement des perles ranimées par «le soleil».
Son enthousiasme se traduit par deux serments solennels faits à la Nature («par la lumière du ciel», «par le soleil que voilà
»).
Le lyrisme de Perdican se fait donc grandiloquent afin de persuader son interlocutrice.
Sa déclaration passionnée exprimée à l’exclamative («je t’aime!
») est nuancée par une appréhension de ne pas être aimé en retour: ainsi, les interro-négatives («n’est-ce pas», «on n’a pas flétri» et «on n’a pas infiltré
») soulignent son désir d’amour absolu et réciproque.
Il fait du présent la quintessence de leur amour: «ton sang vermeil», «te voilà jeune et belledans les bras d’un jeune homme
».
Il accuse de façon sous-jacente l’éducation religieuse – de Camille – de rendre un cœur insensible.
Le choix de Camille d’embrasser la vie au couvent l’oppose radicalement à la jeune Rosette, libre de ses sentiments, comme le souligne les antithèses disposées en forme de chiasme :
« on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme.
«
Les références au choix de Camille (« sang affadi« , « religieuse
» ) sont encadrées par les références à la jeunesse et à l’amour, façon de signifier que ce choix est celui d’un tombeau.
La réponse de Rosette dénote toutefois son manque de culture et sa maladresse: elle appelle ainsi Perdican «monsieur le docteur
», ce qui rompt l’envolée lyrique de son interlocuteur.
De plus, face à la passion de Perdican, elle semble embarrassée et ne peut répondre que quelques mots: «je vous aimerai comme je pourrai
».
Perdican construit sa réponse en soulignant d’abord leur différence de classe et de culture («tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es
»).
Mais le parallélisme vise en réalité à rapprocher les deux jeunes gens, dans un effet de miroir.
Puis, Perdican fait un véritable contre-portrait de Camille.
Cette dernière est présentée de façon péjorative: par l’utilisation de la première expression «ces pâles statues fabriquées par les nonnes
», il souligne implicitement la froideur de Camille créée par son éducation religieuse.
Ainsi, derrière le pluriel (« ces pâles statues
» ), le lecteur-spectateur devine Camille qui a «la tête à la place du cœur
» et qui n’est capable que de «répandre dans la vie l’atmosphère humide de [ses] cellules
».
Il poursuit par le portrait peu flatteur de Rosette, exprimé par la négation («tu ne sais rien», «tu ne lirais pas» «tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes»
).
À première vue, Rosette apparaît donc comme une femme inculte, simple.
Rosette, ingénue, est désormais persuadée de l’amour de Perdican; sa fierté se lit dans sa courte réplique exclamative «Comme vous me parlez, monseigneur !
»
La dernière tirade de Perdican qui clôt l’extrait fait un portrait de Rosette et rappelle son manque d’éducation, puisqu’elle ne sait pas lire.
Mais aussitôt, Perdican oppose à ce constat un savoir supérieur : celui de comprendre le langage de la nature, comme l’indique l’énumération «ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse.
»
Rosette est donc valorisée par les verbes «tu sais» et «tu reconnais
».
Le lyrisme de Perdican se lit dans le fait qu’il serait l’élu de Rosette, comme le confirme le futur à valeur de certitude dans l’expression «tu seras ma femme
» et dans la métaphore «nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant
». Perdican dépeint un amour absolu au point de se fondre dans l’univers.
On ne badine pas avec l’amour, acte 3 scène 3, conclusion
Perdican se montre maître du jeu théâtral : c’est lui qui monopolise la parole, c’est lui qui sait comment faire souffrir Camille sans la nommer.
Pour être persuasif, il use de son lyrisme grandiloquent: son amour est pur, à l’instar de la Nature, et absolu, comme l’Univers.
Mais en déclarant sa flemme à Rosette, il dresse un portrait de Camille en filigrane.
Il lui reproche ainsi son austère éducation religieuse qui la conduit à fuir ses propres sentiments amoureux.
La dernière scène de la pièce donnera raison à Perdican : Camille révèle la manipulation à Rosette, avoue son amour à Perdican, provoquant ainsi la mort de Rosette.
Cette pièce s’inscrit dans la lignée des pièces de Marivaux, comme les Fausses Confidences ou Le jeu de l’amour et du hasard, où les jeux de cache-cache amoureux ne sont légers qu’en apparence.
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